La Fucktupitude, notre incapacité à trier le monde - Umanz

La Fucktupitude, notre incapacité à trier le monde

« Au cœur de notre culture, il y a un décalage qui fait écho à ce que nous croyons et à ce que nous savons. Nous croyons que nous sommes confrontés à des choix sans précédent. Nous savons qu’une trop grande partie de ce qui nous arrive est hors de notre contrôle, le résultat de choix économiques ou de décisions politiques prises au loin par des personnes que nous ne rencontrerons jamais ni ne pourrons identifier.

Au-delà du cercle étroit du moi se trouve un monde dans lequel nous ne sommes pas les créateurs mais les faits. C’est la genèse du désespoir. »

Jonathan Sacks, Politics of Hope

Au détour d’une phrase, une amie DRH dans un grand groupe m’avouait récemment : “J’ai l’impression de vivre chaque jour un Worst Case Scenario.”

Le blogueur Scott Alexander appelait cela : Moloch. Récemment Cory Doctorow a évoqué avec brio l’Enshittification des plateformes tech dans le très sérieux Financial Times. Avec un ami, on a un autre nom pour ça : la Fucktupitude.

Chez les professionnels avec qui je discute souvent qu’ils soient dirigeants, journalistes, avocats, formateurs, personnels des hopitaux, psychologues, le sentiment est le même : chaque secteur, chaque organisation est en dégradation aggravée et ne survit qu’au moyen de petits miracles quotidiens (humains plus que technologiques) et de dévouements hors norme. 

En entreprise, la situation frise l’absurde. “Ma boîte mail est devenue un réceptacle d’injonction contradictoires.” me confiait un client récemment : “ Mail 1 : Tu dois mettre la pression sur ton équipe pour atteindre les objectifs agressifs de Q1 / Mail 2 : N’oublie pas la formation obligatoire à l’empathie vendredi.”

En bref, le monde est depuis un moment en maintenance. Nous ne nous en sommes pas aperçus. Les crises s’amoncellent sans se résoudre, le monde s’est révélé non soutenable et nous le découvrons, chaque jour, non maintenable. Nous sommes passés de la confusion des sentiments au sentiment, généralisé,  de la confusion. 

Le résultat, la plupart des gens longs que je connais sont en mode Parallel Processing, c’est à dire qu’ils accomplissent leurs tâches quotidiennes tout en absorbant et en prenant le chaos du monde en pleine face. C’est un exercice d’équilibriste. Un exercice de dissociation épuisant.

Ils acceptent pourtant de se laisser traverser par les polycrises et refusent l’indifférence tout en essayant d’opérer tant bien que mal dans une vie privée et professionnelle trouée d’incertitudes (est-ce un hasard si les couples explosent les uns après les autres autour de moi ? ). 

The Cost of Staying Human

 
Karikatur:
Psychiater und Patient im Thearpiezimmer. Durch das Fenster sieht man brennende Bäume, Häuser und Flugzeuge. Psychiater fragt: Any idea what might be causing all this pesky anxiety?

« Le coût d’une chose, c’est la quantité de vie qui est exigée en échange. Immédiatement ou à la longue. »

Henry David Thoreau

Peu de gens écrivent sur la charge de ce Parallel Processing Humain, moins encore sur le “Cost of Staying Human”, le prix à payer pour conserver son humanité

Il est considérable..

C’est quoi aujourd’hui le coût pour rester humain, la taxe sur l’humanité préservée ? C’est accepter de vivre dans une schizophrénie soft, oscillant entre optimisme tragique et pessimisme délétère. C’est aussi refuser de prendre pour argent comptant les compromis faciles, les réponses courtes et les narratifs synthétiques offerts par le dernier ersatz consumeriste (qui veut mes NFT ?) du capitalisme finissant ou de la Meme Economy.

C’est, parallèlement, tout en comprenant les fondements de la crise de sens que nous vivons, tout en prenant les mesures de l’effondrement contextuel, refuser de se laisser emporter par le Doomscrolling et tenter chaque jour de contrebalancer les messages anxiogènes d’un âge du chaos qui a traversé les écrans pour s’installer dans nos rues. 

Mais, au fil du temps, et même si nous nous sommes bâtis de solides filtres de sérendipité, les digues émotionnelles cèdent…

Car le Parallel Processing Humain est une posture fondamentalement fatigante, un équilibre précaire, une « beauté difficile » dirait Toni Morrison. C’est une attitude qui consiste à être poreux à l’époque sans pour autant se laisser emporter

Comment naviguent les Humains en parallel processing ? 

D’un côté, leur première tâche est précisément de rester humain : éviter les opinions faciles et binaires tout refusant de porter des lunettes roses ou noires, si aveuglantes, si confortables qu’elles masquent l’époque et le réel.

Ils prennent la mesure du glissement d’un monde VUCA vers un monde BANI. Ils pensent comme le futuriste climatique Alex Steffen que nous ne sommes pas prêts pour ce qui est déjà arrivé. Ils distinguent les complexités de l’âge de l’enchevêtrement et n’ignorent rien des défis environnementaux littéralement surhumains et des protocoles de renoncement qu’ils impliquent

Chaque jour, en tant que parents, ils se demandent comment élever leurs enfants à l’heure de la crise climatique quand d’autres les élèvent comme des startups.

Comme tous les gens qui doutent, Ils voient venir un monde où les prochains autocrates portés au pouvoir par une utilisation habile des grossiers ressorts de la Meme Economy n’auront que de mauvaises réponses à apporter à des problèmes systémiques. 

Ils connaissent l’effort qui consiste à maintenir, faire cohabiter deux idées opposées au même moment. Et, dans un monde où chaque misère écrase l’autre, ils connaissent également les limites de la fatigue compassionnelle.

Pourfendus mais vivants, ils tentent de se rappeler que la vie linéaire n’existe pas et que l’incertitude est une constante.

Dans leur interrogation muette, ils chassent parfois une pensée vertigineuse : le monde est devenu excessivement visibleexcessivement bruyant et leur lucidité accrue, leur regard plus affûté sur ses travers et sa laideur indélébile, leur imposent un labeur plus soutenu pour préserver une désinvolture désespérée. 

Parfois quand ils rentrent le soir en se délestant lentement du chaos du bureau pour rejoindre des enfants qui ne vont pas si bien, ils se demandent in fine si cette impression d’avancer constamment sur une glace fragile n’est pas le prix le plus douloureux, la TVA masquée et monstrueuse de la modernité liquide.  

Ils savent que la tâche éternelle qui consiste à refaire le monde est de nouveau devant nous, que l’âge de la colère est là avec ses raccourcis, ses indifférences, ses opinions faciles et ses escapismes mortels. Ils contournent la facilité de l’époque, cette fausse réponse qui consiste à laisser chacun « choisir » sa propre toxicité.

Ils réalisent qu’il leur appartient aussi de ne pas laisser le monde glisser plus bas.

Pourquoi acceptent-ils de payer ce prix ? 

Parce qu’ils savent sa valeur. Il n’y en a qu’une et elle n’est pas négociable : maintenir leur âme en vie.

Patrick Kervern