Les 4 piliers de la Crise de Sens - Umanz

Les 4 piliers de la Crise de Sens

Les 4 piliers de la Crise de Sens

La crise de sens est l’une des polycrises structurelles de nos sociétés occidentales et les grandes questions existentielles de la modernité sont actuellement exacerbées par les menaces climatiques, économiques et géopolitiques

Ces questions sont également au cœur de la deuxième pandémie invisible, celle de la santé mentale qui touche encore plus douloureusement les nouvelles générations.

Le sens est donc aujourd’hui affecté dans ces trois grandes composantes : la signification, la cohérence et la direction. 

Cette crise de sens a quatre piliers majeurs. 

 1- Perte de futur : du dérèglement climatique à la chute de la biodiversité

“Un thermomètre n’est ni libéral, ni conservateur”

Katharine Hayhoe, Climatologue

L’accélération du dérèglement climatique largement au dessus des 1,5°, la Solastalgie* rampante, la disparition annoncée de 70% des espèces vivantes annoncent un avenir plus sombre et existentiellement difficile à naviguer, anticiper et désirer pour les générations futures.

Parallèlement, les combats politiques s’enferment dans des guerres de postures et ne produisent plus ni grandes idées ni futurs désirables. Le monde BANI a remplacé le monde VUCA. 

“J’ai grandi devant une télé en bois en 1953 on entendait souvent. Le XXIème siècle arrive. Combien de fois entendez vous parler du XXIIème siècle. On ne parle jamais du XXIIème siècle. Nous n’avons plus de futur en ce sens où nous n’avons plus ce genre d’anticipation culturelle qui nous paraissait évidente au XXème siècle”

William Gibson

En 2012, 14% des gens pensaient assister à la fin du monde. Aujourd’hui près d’un américain sur trois pense qu’il vivra un phénomène apocalyptique au cours de son existence.

Qui imagine de nouveaux futurs aujourd’hui ?  Le monde de 2050 se rapproche dangereusement d’une vision à la Blade Runner.

« Si l’on est tout le temps mentalement essoufflé par le présent, il ne reste plus d’énergie pour imaginer le futur. »

Elise Boulding

Et l’on ne peut comprendre cette perte-de-sens-par-perte-de-futur si l’on ne comprend pas cette vérité fondamentale : une société réellement soutenable est une société qui transmet les possibilités les plus fécondes aux générations futures.

2- L’économie sans boussole : la fin du « capitalisme heureux»

 

Ces paroles – considérées comme “raisonnables” à l’époque – comme la consommation de tabac et de sodas saturés de sucre – apparaissent aujourd’hui comme de la quasi rétro-fiction parodique. On sait aujourd’hui que la consommation extrémisée n’est tout simplement plus soutenable, sans compter la profonde confusion modale qu’elle induit entre le mode d’être et le mode avoir.

La vaste expérience qui consistait à nous transformer en des acheteurs hystériques ces « Wantons » dépeints par le philosopphe Harry Frankfurt est en train (sur une partie de la population en tout cas) de s’achever.

“Nous achetons des choses dont nous n’avons pas besoin avec de l’argent que nous n’avons pas pour impressionner des gens que nous n’aimons pas”

Edward Norton dans Fight Club

La brutale transition des trente glorieuses propulsées par le pétrole vers l’hypercapitalisme financier propulsé par la dette se crashe sur le mur des limites planétaires et de l’insatisfaction profonde de la modernité liquide.

Elle se répercute également sur la perte de sens au travail particulièrement dans les métiers de services destinés à poursuivre la vision d’une économie purement extractive. Rappelons par ailleurs qu’en France, 1 salarié sur 3 a l’impression de faire un travail qui a des conséquences négatives sur l’environnement, selon une enquête de la Dares sur les conditions de travail menée en 2019,

«Ce que fait cette économie c’est qu’elle vend beaucoup de produits qui sont des substituts de cette perte de sens. En fait nous avons toute une économie qui est fondée sur la perte de sens dans notre culture.»

Gabor Maté

D’autre part, les inégalités flagrantes du système, écarts de salaires multipliés par 50 en 20 ans, captation de deux tiers de la richesse par les 1% les plus riches depuis 2020 ont une conséquence immédiate sur la colère des peuples.

En parallèle, on s’aperçoit aujourd’hui que le capitalisme technologique et les premières tentatives de capitalisme sous la peau, ne profitent qu’à quelques happy few tandis que le système éducatif, au plafond de verre de plus en plus doré, est devenu une machine à reproduire les élites.

En bref, nous sortons avec un gueule de bois sévère de l’ère extractive et nous devons donner un nouveau sens à l’économie, au rapport à la nature, à la dignité et à l’ascenseur social, bloqué au sous-sol. 

Nous devons enfin, nous garder du dernier avatar du Capitalisme Technologique et des intelligences artificielles, je parle de cette affection certainement la plus toxique pour le sens et réveillée récemment par les progrès de l’A.I : l’inutilité.

“Alors que dans le passé les humains ont lutté contre l’exploitation, dans le futur la plus grande lutte sera contre l’inutilité et il sera bien pire d’être inutile que d’être exploité.”

Yuval Noah Harari

3- “No Ref” :  la fin d’un narratif unifié

Nous assistons chaque jour à la dégradation des trois grands narratifs et piliers civilisationnels. 

Après la lente érosion des narratifs religieux et idéologiques nous faisons face à l’affaiblissement du narratif scientifique qui ne semble plus être à même de générer des futurs souhaitables ou inspirants. 

Si l’on reparle si souvent du “Dieu est mort” de Nietzsche et de son texte intégral, c’est qu’il évoque une perte du sacré, d’une transcendance et d’un appel de la vie intérieure que les artefacts de consommation ou l’étonnante et croissante platitude du divertissement et des flux du social media ne parviennent pas à remplacer aujourd’hui. 

C’est l’essence du message de Saint-Exupery dans “Que faut-il dire aux hommes

“il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés.”

Et c’est cet appétit de sacré, de transcendance et de spiritualité -y compris laïque- qui semble être au cœur des thèses de John Vervaeke, professeur en Science Cognitive et du psychiatre Ian Mc Gilchrist et de leurs travaux. 

Au même moment, la science peine à produire de nouvelles frontières désirables et les urgences planétaires ternissent quelque peu une conquête spatiale de plus en plus portée par les intérêts privés. «Où est et qui est, l’ Einstein ou la Marie Curie du XXIème siècle ?” me demandait une amie récemment.

Parallèlement à l’érosion des grands narratifs porteurs de monde, la fin des mass-médias a sonné la fin des discours unifiés et mobilisateurs. Aujourd’hui, nous évoluons tous dans nos micro-bulles de filtres informationnels et narratifs répercutés dans nos micro-chambres d’échos de plus en plus restreintes, imperméables à la nuance et exclusives.

Or, Hollywood, notre grande usine à histoires, ne produit plus que des sequels des prequels ou des remakes. La grande messe du 20 heures et le film du dimanche soir font figure de rituels d’un autre âge. Et, dans les foyers fragmentés, personne ne regarde la même série (ni ne mange) au même moment. Les espaces mêmes de partage sont fragmentés.

En bref, on n’a pas la ref parce que – littéralement- il n’y a plus de ref.

À cette perte de repères et de narratif partagé vient s’ajouter l’explosion des discours complotistes et des fake news tristement plus véloces et plus efficaces que la vérité.

Un phénomène nouveau, porteur d’une interrogation vertigineuse à l’ère des narratifs pulvérisés

“Nous faisons face pour la première fois dans l’histoire moderne à la question : comment une société peut-elle exister sans news fiables ?” 

Alan Rusbridger,  Rédacteur en Chef du Guardian

Quels narratifs portent aujourd’hui de l’espoir ? Malgré les horizons éclairés du Solarpunk ou, plus récemment, du Hopepunk et de l’assemblée des imaginaires nos grands récits ne sont pas, pour l’instant, à la hauteur des enjeux contemporains.

En bref, nous n’avons donc plus de “Nous” et nous n’avons plus de “Why”. Nous avons pourtant cruellement besoin de récits à la crète, à la frontière de l’utopie et de la dystopie. De cet entrelacement de rêves collectifs qui formeraient la boussole du futur.

4- Du Doomscrolling algorithmique à l’hystérisation des idées

“ Les générations futures regarderont notre consommation d’outrage de la même manière que nous observions la consommation de tabac des générations précédentes.” 

Paul Graham, Ycombinator 

La démocratie a été conçue comme une place de marché où les meilleures idées avaient la possibilité démocratique d’émerger. Or, à ce stade, le social media – devenu de facto la nouvelle place de marché des idées – fait émerger d’une manière algorithmique et opaque les pires idées et outrances.

Or, quand toutes les idées extrêmes écrasent en audience, en popularité et en vélocité les autres idées, toute une génération cesse de fait d’être exposée aux idées raisonnables. Un phénomène d’autant plus inquiétant qu’environ 50% de la population prend ses news sur les réseaux sociaux.

Cette hystérisation des idées a un impact direct, sur notre capacité à faire société et maintenir une discussion ouverte et démocratique. Aux Etats-Unis, ces dernières années, la polarisation politique et l’atrophie des débats publics a atteint des niveaux inégalés. En France, le même phénomène semble en passe de se produire.

[source : comparison of public political polarization in the U.S over the past two decades, seven Pew Research Centers collected surveys with 10 questions since 1994. Source from Pew Research Center, Washington, D.C. October 20, 2017.]
 

“Je prédis que d’ici à 2030, on assistera à l’effondrement politique ou géographique d’une démocratie occidentale qui semblait solide comme un roc quand Facebook a été créé il y a 15 ans. Mon espoir c’est que les gens, les sociétés et les gouvernements trouvent des moyens d’adapter ou de réguler les médias sociaux qui contredisent ma prédiction.”

Jonathan Haidt, Professeur à la New York University

In fine, ces quatre piliers de la crise de sens : perte de futur, perte de narratif, économie déboussolée et doomscrolling algorithmisé et leurs effets systémiques font que nous avons le sentiment de vivre un véritable Traumatisme Copernicien

C’est ce qu’explique John Vervaeke qui s’est longuement penché, dans une série de 50 heures de vidéos sur les origines de la crise de sens. Selon lui, nous vivons actuellement un Domicide (l’effondrement littéral de notre foyer, de nos fondements) équivalent à celui marquant la fin de l’antiquité et celle du moyen âge. Une période où les croyances, les systèmes économiques et technologiques, les idées et même la façon d’être et d’habiter le monde ont été radicalement bouleversés.

Nous sommes donc traumatisés et nous nous sentons profondément trahis parce ce que nos croyances passées et nos narratifs économiques hérités d’une époque révolue (avenir radieux, croissance et ressources illimitées) se sont révélés erronés et toxiques. Remercions, au passage, nos cours de finance et d’économie qui nous ont enseigné qu’il était absolument OK de privatiser les profits et de mutualiser les pertes sur la société et l’environnement. Comme les sols, l’eau et maintenant les oeufs, il y a tant de narratifs à détoxifier.

C’est dans cette immense contraste, ce deuil douloureux entre les futurs désirés et les futurs perdus qu’affleure cette question lancinante, comme un leitmotiv obsédant : avons nous perdu les manettes ? Avons nous perdu les manettes ? Avons nous perdu les manettes ?

Or, savez-vous comment meurt le sens ? Ernest Becker célèbre anthropologue et psychologue a quelques éléments de réponse :

“Les anthropologues savent depuis longtemps que lorsqu’une tribu perd le sentiment que son mode de vie a de la valeur, elle peut cesser de se reproduire ou, en grand nombre, simplement s’allonger et mourir au bord de cours d’eau remplis de poissons : la nourriture n’est pas le premier aliment de l’homme. »

Patrick Kervern

* La solastalgie est un terme inventé par Glenn Albecht pour exprimer la détresse climatique et les atteintes irréversibles à la nature. La solastalgie c’est :  » la douleur expérimentée lorsque l’on se rend compte que le lieu que l’on habite et que l’on aime est victime d’une agression immédiate (désolation physique). Il se ressent comme une attaque sur son sentiment d’ancrage, dans l’érosion du sentiment d’appartenance (identité) lié à un lieu particulier et un sentiment de détresse (désolation psychologique) face à sa transformation. »

Lire également : les quatre filtres de serendipité