Regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi - Umanz

Regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi

Regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi

 

 

Je t’ai vue de toutes parts. Je n’osais décoller tes lèvres du poème. Il y a tant de choses qui nous invitent aux festins de la terre. Toi présente, je n’ai plus que ta vérité pour sauver les mots de leur honte

Henri Pichette, Epiphanie

 

– Jake Sully : “Je te vois”

– Neytiri : “Je te vois”

Avatar

Pourquoi le “je te vois” d’Avatar; inspiré du salut traditionnel Zoulou « Sawubona » nous touche-t-il si profondément ? Parce qu’il reflète un regard si rare, une compréhension intime si profonde qu’il nous touche au cœur. Il signifie à la fois “je te vois” mais aussi « Je te respecte, je t’apprécie, tu es important pour moi ».

Bien sûr, comme toutes les pensées lentes, comme tous les essais longuement mûris j’ai encore mis un temps infini à formuler cette idée : le plus grand luxe du monde est celui d’être vu.

J’ai vu, j’ai côtoyé des gens qui n’avaient jamais été vus par leurs parents, leur fratrie, plus tard leur entourage. Ils ont toute leur vie gardé une blessure profonde de ce “trou d’invisibilité” que d’autres avaient creusé pour eux. Chez les non-vus ou les mal vus, l’estrangement guette. Toute leur vie ils errent entre l’illégitimité et la tentation terrible de se conformer à cette invisibilisation projetée. Toute leur vie ce badge d’appartenance qu’on a pas voulu leur attribuer leur fait défaut.

Être vu sans être réduit est le plus grand luxe.

Car être vu, pour ce que l’on est vraiment, et non comme une personne à résoudre crée chez les gens vus un espace large, un domaine de définition ouvert et fertile dans lequel ils peuvent se déployer.

En leur offrant une visibilité, on leur offre en même temps une certaine vastitude d’être. Toute leur vie, Ils seront comblés, remplis de ce regard. Chez les non-vus, la brêche d’invisibilité, en revanche, demeurera longtemps comme un manque, une tare culpabilisante. De nombreux neuroscientifiques savent que ce rejet social déclenche une douleur similaire à la douleur physique. Parfois, cette blessure émotionnelle dure une vie.

Il y a des regards qui font de vous un intrus et des regards qui posent l’existence.

Des gens vus et les gens non-vus constituent souvent deux tribus séparées. Aux premiers on a dit tu es “tout ça” aux seconds on a intimé “tu ne dois être et tu ne seras que ça”.

Heureusement parfois ils se rencontrent et le vu répare le non-vu. Le rôle du vu est parfois d’éclairer de merveilleuses parties maintenues dans l’ombre, dans un pacte tacite, par l’entourage du non-vu.

Le rôle des “vus” dans le monde est donc d’opérer, de perpétuer ce dévoilement. Seuls les vus peuvent voir les non-vus. Seuls les vus voient la beauté secrète d’une personne qui a longtemps été masquée, balayée sous le tapis.

Je te vois simplement pour qui tu es, pour ce que tu es constitue un acte éminemment difficile pour les parents, les frères et soeurs, les amis. Voir implique un regard d’amour, un regard non-critique, non-prescriptif. C’est un regard rare et fragile, un regard délicat avec ce qu’il faut de détachement pour nous soutenir, nous élever sans nous modeler.

Ce regard d’apréciation n’a pas de prix.

Et pourquoi le regard du “je te vois” est un regard si rare ? C’est un regard spatial, c’est un regard existentiel qui vous situe à vie tout en vous permettant d’évoluer avec légéreté dans la vie. Il ne vous fixe pas, il vous ancre et il vous libère d’un même mouvement .

Ce n’est pas un hasard si chez les Zoulous, peuple du ciel, la réponse au je te vois est souvent Ngikhona qui signifie “Je suis ici” ou Shikoba : “j’existe pour toi”.

Voir n’est pas résoudre, voir n’est pas observer, voir n’est pas analyser.

Voir c’est voir.

Patrick Kervern,