“Il est difficile de voir un schéma d’ensemble lorsque tout le monde insiste pour colorier en dehors des lignes” confie le futuriste Jamais Cascio
Le nouvel acronyme B.A.N.I avec un B pour Brittle (Fragile), A (pour Anxieux), N (comme Non Linéaire) et I (comme Incompréhensible) est-il sur le point de remplacer VUCA (Vulnérable, Incertain, Complexe et Ambigu) utilisé par l’armée américaine depuis les années 1980 et adopté depuis les années 2000 par les consultants en stratégie. L’idée commence à faire son chemin, un peu partout dans le monde, dans les milieux académiques.
Au delà de la résonance un peu spéciale du mot BANI en Français, Jamais Cascio, membre de l’institut du Futur, annonce l’obsolescence programmée du concept de VUCA.
“l’utilisation du terme « VUCA » pour décrire la réalité est de moins en moins pertinente ; déclarer qu’une situation ou un système est volatile ou ambigu ne nous apprend rien de nouveau. Pour emprunter un concept à la chimie, il y a eu un changement de phase dans la nature de notre réalité sociale (et aussi politique, culturelle et technologique) – nous ne sommes plus en train de faire des bulles joyeusement , l’ébullition a commencé.”
En d’autres termes et pour refléter les mots denses de l’expert climatique Alex Steffen : “nous ne sommes pas prêts pour ce qui est déjà arrivé.”
Or, si la civilisation est constituée de constructions culturelles capables de domestiquer le changement, il lui faut aujourd’hui un nouveau langage, un nouveau cadre trouver un sens au monde et construire les outils capables de répondre à une réalité sans filtre.
BANI, marqueur de l’imprévisible
Avec le dérèglement climatique, la pandémie, l’explosion des troubles mentaux, la multipolarité indéchiffrable, le monde a changé explique Jamais Cascio. Nous vivons désormais des
“situations dans lesquelles les conditions ne sont pas simplement instables, elles sont chaotiques. Des situations dans lesquelles les résultats ne sont pas simplement difficiles à prévoir, ils sont complètement imprévisibles. Ou, pour utiliser le langage particulier de ces schémas, des situations où ce qui se passe n’est pas simplement ambigu, mais incompréhensible. »
La fragilité par exemple interroge la résilience de nos systèmes actuels comme les monocultures à rendement maximal ou l’injonction du zéro-stock dont la pandémie a clairement montré les limites. Comme l’explique le futuriste :
“La fragilité découle souvent des efforts visant à maximiser l’efficacité, à extraire jusqu’au moindre élément de valeur – argent, pouvoir, nourriture, travail – d’un système. En 2022, on découvre la démocratie fragile.”
Monde BANI, monde anxieux
Et un monde fragile est un monde anxieux car sursaturé d’informations et de doomscrolling addictif
“Un monde anxieux est un monde dans lequel nous attendons constamment que la prochaine chaussure tombe – ou, dans un cliché plus moderne, où chaque jour est une sorte de F5 Friday,
il suffit d’appuyer sur la touche de rafraîchissement pour mettre à jour les nouvelles, pour voir quelle nouvelle horreur s’affiche.”
La mésinformation, la désinformation, les fake news et théories du complot ne font qu’aggraver ce sentiment.
Parallèlement, un monde non linéaire brouille les pistes et affecte le raisonnement. On ne sait pas si l’on doit agir ou rester passif. Et ces deux attitudes ont des conséquences également inattendues, particulièrement dans des phénomènes comme le dérèglement climatique où les causes et les effets sont séparés de plusieurs décennies.
“Dans un monde non linéaire, les résultats des actions entreprises, ou non-entreprises, peuvent finir par être sauvagement déséquilibrées. De petites décisions finissent par avoir des conséquences massives, bonnes ou mauvaises. Ou alors nous déployons d’énormes efforts, poussant et poussant encore, mais sans grand résultat” ajoute Jamais Cascio.
L’incompréhensible, enfin, intervient quand une crise non-linéaire et interconnectée, comme une pandémie, frise l’absurde. Quand ni la data, ni les explications ne nous permettent de faire sens :
“Nous essayons de trouver des réponses et les réponses ne font pas sens”.
À ce stade ultime, nous n’arrivons plus à distinguer le signal du bruit. Pour Jamais Cascio, l’incompréhensible est le résultat final de l’avalanche informationnelle. Il est aussi au cœur des systèmes d’intelligence artificielle que nous sommes en train de construire. Dans ce cadre, l’exigence légale d’explicabilité devient un enjeu majeur.
Eviter l’effet Fin du monde
L’auteur nous invite pourtant à ne pas basculer dans la “pulsion eschatologique” qui est une dérive fréquente des futuristes amateurs et des paranoïaques et surtout une porte ouverte à tous les désespoirs”. Nommer les choses est une première étape avant d’envisager de nouvelles attitudes plus constructives :
“La fragilité pourrait être combattue par la résilience et le lâcher-prise ; l’anxiété peut être apaisée par l’empathie et la pleine conscience ; la non-linéarité aurait besoin de contexte et de flexibilité ; l’incompréhensible demande de la transparence et de l’intuition. Il s’agit peut-être plus de réactions que de solutions, mais elles laissent entrevoir la possibilité de trouver des réponses.”
Les systèmes d’information, les systèmes économiques devront changer pour apporter des réponses à ce nouveau monde non-linéaire et indéchiffrable. Pour l’instant il porte un nom. C’est insuffisant mais c’est un début. L’histoire nous apprend que beaucoup de mondes et phénomènes indéchiffrables ont été maîtrisés.
“BANI donne un nom à l’angoisse qui ronge tant d’entre nous en ce moment, en reconnaissant qu’il ne s’agit pas seulement de nous, ni de ce lieu, ni de ce moment. BANI affirme que ce que nous voyons n’est pas une aberration temporaire, c’est une nouvelle phase.
Nous sommes passés de l’eau à la vapeur.” conclut Jamais Cascio.