Ce qu’il m’aura fallu de temps pour tout comprendre
Je vois souvent mon ignorance en d’autres yeux
Je reconnais ma nuit je reconnais ma cendre
Ce qu’à la fin j’ai su comment le faire entendre
Comment ce que je sais le dire de mon mieux
Parce que c’est très beau la jeunesse sans doute
Et qu’on en porte en soi tout d’abord le regret
Mais le fait de l’erreur et la descente aux soutes
C’est aussi la jeunesse à l’étoile des routes
Et son lourd héritage et son noir lazaret
A cet instantané ma vieille et jeune image
Peut-être lirez-vous seulement mes vingt ans
Regardez-le de près et c’est un moyen âge
Une sorcellerie un gâchis un carnage
Cette pitié d’un ciel toujours impénitent
Charlatan de soi-même on juge obligatoire
Ce qu’un simple hasard vous a fait prononcer
Demain ce n’est qu’un sou jeté sur le comptoir
Ce qu’on peut à vingt ans se raconter d’histoires
Et l’avenir est tributaire du passé
On se croit libre alors qu’on imite On fait l’homme
On veut dans cette énorme et plate singerie
Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme
Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome
Quand chacun de nos pas est par avance écrit
On va réinventer la vie et ses mystères
En leur donnant la métaphore pour pivot
On pense jeter bas le monde héréditaire
Par le vent d’une phrase ou celui d’un scooter
Nouvelles les amours avec des mots nouveaux
Nouveau ce Luna-Park où l’on suit l’ancien rite
Et les cris sont pareils au fond du tobogan
Allez Nous effeuillons toujours la marguerite
A quoi bon se vanter du mal dont on hérite
Le préjugé demeure on l’appelle slogan
Regardez les jeunes gens avec ce qu’ils traînent
La superstition qui s’attache à leurs pas
Comme une branche morte et comme à la carène
D’un bateau démâté le chant de la sirène
Contre quoi rien ne sert boussole ni compas
Regardez ces jeunes gens Qu’est-ce qui les pousse
Comme ça vers les bancs de sable les bas-fonds
Ils n’avaient après tout de neuf que la frimousse
Eux qui faisaient tantôt les farauds ils vont tous
Où les songes d’enfance à la fin se défont
Bon Dieu regardez-vous petits dans les miroirs
Vous avez le cheveu désordre et l’œil perdu
Vous êtes prêts à tout obéir tuer croire
Des comme vous le siècle en a plein ses tiroirs
On vous solde à la pelle et c’est fort bien vendu
Vous êtes de la chair à tout faire Une sorte
De matériel courant de brique bon marché
Avec vous pas besoin d’y aller de main morte
Vous êtes ce manger que les corbeaux emportent
Et vos rêves les loups n’en font qu’une bouchée
Quand je pense à ce qu’ils disaient avant l’épreuve
La superbe l’éclat les refus claironnés
Cette candeur de feu cette exigence neuve
Pile ou face à tout bout de champ qu’il vente ou pleuve
Pour un oui pour un non toute la destinée
Et puis je les rencontre après les ans d’orage
Dans cette face éteinte où flambe le défi
Qu’ont-ils feint qu’ont-ils fui quels affronts quels outrages
Pour tomber dans quel gouffre et subir quel naufrage
Quelle faim leur a fait cette biographie
Il y en a qui font semblant par habitude
Ils ont la bouche impie et le geste insurgé
Leur doute est devenu doucement certitude
Ils sont les habitants de leur inquiétude
Si l’on s’en tient aux mots pour eux rien n’est changé
II y en a d’assis sans vergogne à la table
La fourchette à la main pour attendre le plat
Il y en a de tout simplement lamentables
Qui tendent leur casquette aux âmes charitables
Où sont les papillons que l’histoire brûla
Où sont les regards purs où sont où sont les neiges
Où les illusions les coeurs intransigeants
Cet air qui me revient jadis le fredonnais-je
Seuls les fers ont marqué le sable du manège
Les chevaux au dehors suivirent d’autres gens
Il n’est plus rien resté de nos fontaines vives
La rouille a recouvert la lampe d’Aladin
On a laissé le vent disperser la lessive
Toute chose a perdu sa lumière excessive
On a loti le rêve et loti le jardin
Je ne sais trop comment l’on entendra ma plainte
Ni si l’on saura voir dans cette Passion
L’homme à la fin sorti de l’ancien labyrinthe
Et par-delà l’objet restreint des scènes peintes
Le recommencement des générations
Je ne sais trop comment l’on prendra ce poème
Peut-être va-t-on croire à la banalité
Du vieil homme tournant ses regards sur lui-même
A qui ses jeunes ans semblent Jérusalem
Et qui reproche au ciel un messie avorté
Il ne m’étonnerait nullement que l’on dise
Que j’ai la nostalgie absurde d’autrefois
Que subsiste en mon coeur l’amour de ses sottises
L’obscurité d’alors que je l’idéalise
Et que secrètement je lui garde ma foi
J’ai quelque lassitude Est-ce l’heure est-ce l’âge
A faire ce qu’il faut pour être bien compris
Car il ne suffit pas de soigner ses images
Et de serrer de près le sens dans le langage
Il faut compter avec les sourds les ahuris
Il faut compter avec ceux-là que tout installe
Dans l’idée a priori qu’ils se font de vous
J’écris Je suis le boeuf qu’on expose à l’étal
Et mon coeur débité d’une poigne brutale
Quand il est en morceaux les gens le désavouent
Ils pensent que comme eux mesquinement je pense
Ce que je dis pour eux je le dis pour l’effet
Ils ne peuvent m’imaginer qu’à leur semblance
Ils n’ont à me prêter que leur propre indigence
Ils en sont prodigieusement satisfaits
Moi je forme en ma bouche et ma tête sonore
Un vers qui s’en arrachera comme un sanglot
Ils me prendront au mieux pour un triste ténor
Je donne mon sang rouge à quelqu’un que j’ignore
Et pour lui ce ne sera jamais que de l’eau
Aragon, Le Roman inachevé, 1956