Maman, c’est quoi l’effondrement contextuel ? - Umanz

Maman, c’est quoi l’effondrement contextuel ?

 

Les foules n’ont jamais eu soif de vérité. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l’erreur, si l’erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime.

Gustave Le Bon, (Psychologie des foules.)

Le terme ‘context collapse’ ou effondrement contextuel a été inventé par les chercheurs Danah Boyd, Alice Marwick, et Michael Wesch. Il désigne l’impossibilité de maintenir la cohérence, dans la vie réelle, de nos différentes identités digitales adaptées et façonnées par les différents médias sociaux sur lesquels nous opérons.

Cet effondrement contextuel par accumulation et incompatibilité d’identités dans des contextes digitaux différents est renforcé par la perte de contexte qui survient lorsqu’une information se répand d’une manière exponentielle dans différentes audiences, sans contexte, sans mise en perspective, sans précaution et souvent sans source identifiée. Son impact peut être dévastateur.

Ce dernier avatar de l’effondrement contextuel expliquerait ainsi, aujourd’hui, l’essor des fake news, le succès des théories complotistes et climato-sceptiques, la polarisation accrue des opinions politiques et la chute dramatique de la confiance dans les institutions, ce cercle de défiance, si bien mesuré chaque année par Edelman.

Et cette perte de contexte s’est accentuée après le Covid qui fut, pour de nombreuses personnes, l’occasion de découvrir que certains de leurs amis ou membres de leur cercle familial avaient cessé d’être solubles dans la vérité ou dans la science. Un constat accompagné d’une question plus angoissante : l’étaient-ils avant ?

Quand 50% d’une classe d’âge reçoit ses informations dans les fils d’actualité social media où de facto le contexte a été supprimé “par design” et que tout arrive dans un désordre algorithmique – un Meme, une blague, un cadavre ukrainien, la promotion de votre ami, une forêt en feu, les photo de vacances de votre oncle – la cohérence et le sens même de l’être-au-monde sont les premiers à souffrir. 

Et c’est dans ce vortex contextuel que naissent les procès en illégitimité permanente, les théories les plus farfelues diffusées à une échelle bien plus industrielle et puissante que celle de ceux qui, courageusement, les démystifient.

En effet, l’effondrement contextuel fait qu’aujourd’hui une fake news voyage 6 fois plus vite que la vérité

L’effondrement contextuel des identités

“Je ne sais plus si je dors au bureau ou si je travaille à la maison”

Le covid aura donc été le révélateur du grand aplatissement des nos identités professionnelles et privées. Certains ont même découvert une face inédite et effrayante de leur conjoint dans les conference calls.

Mais, alors que nous jonglons avec fatigue entre de multiples identités digitales, physiques, professionnelles et hybrides, on mesure encore mal les causes et les moyens efficaces pour contenir cet effondrement. 

Car l’effondrement contextuel ne se manifeste plus simplement en passant de Facebook à Twitter, puis de LinkedIn à Instagram, sans oublier Discord ou Telegram. Parfois, il se manifeste au sein de la même app. Combien de fois devons-nous jongler entre nos micro-identités digitales dans les différents groupes WhatsApp privés ou publics dans lesquels nous évoluons ? Et quel est le prix de la recherche effrénée d’un “soi documentable”, prêt-à-diffuser sur les réseaux sociaux ?

Quelle est, in fine, notre véritable identité digitale ? Et quel est son impact sur notre identité réelle ?

Alors que nous entrons dans un monde où la charge digitale écrase la charge mentale, Cal Newport explique que notre cerveau n’est pas équipé pour jongler en permanence avec cette hyperinflation d’allers et retours entre contextes. D’où la fuite effrénée dans le divertissement ou l’indifférence.  

On s’inquiétait du fractionnement en individus isolés, on doit désormais s’inquiéter du fractionnement des identités au sein d’un même individu.

À vrai dire, on ne sait rien des conséquences à long terme de l’élargissement et du rétrécissement de nos identités dans un terminal de poche. Ce que l’on pressent, c’est qu’il nécessitera, à l’école, dans les familles, une éducation augmentée sur la valeur et le sens des contextes, la prise recul, l’esprit critique et la mise en perspective.

Contextualiser ou mourir

Quelle force reste t-il au contexte et aux contextualiseurs professionnels aujourd’hui ? Face à la paupérisation accrue des médias et à la réduction drastique des budgets du journalisme d’investigation, contextualiser fait aujourd’hui office, au pire, d’art perdu, au mieux, de luxe désuet.

Pourtant, toute opération de mise en contexte relève d’un acte civique rare et méconnu. Elle constitue le dernier rempart d’une démocratie en perdition et d’un ordre social en confettis. 

Parallèlement, qui sait encore rassembler ses identités cohérentes dans un seul tout, lisible à l’extérieur et cohérent pour soi-même ? Quel sera le prix à long terme pour la société de cette schizophrénie explosive des identités digitales ? Quels psys seront suffisamment – et contextuellement- équipés pour la soigner ?

Mais on ignore comment évolue une société décontextualisée alors que s’accomplit sous nos yeux la triste prophétie de Neil Postman en 1985 dans Amusing ourselves to death :

« Orwell avait peur de ceux qui interdiraient les livres. Huxley pensait qu’il n’y aurait aucun besoin d’interdire les livres, car plus personne ne voudrait lire.

Orwell avait peur de ceux qui nous priveraient d’information. Huxley craignait ceux qui nous donneraient tant que nous serions réduits à la passivité et l’égotisme.

Orwell avait peur que la vérité soit dissimulée. Huxley avait peur que la vérité soit noyée dans un flux non pertinent.”

À une époque plus dense en contexte, Camus redoutait l’ère “de ceux qui préfèrent le décor à la vérité”. Or, nous savons que contextualiser sera difficile et se recontextualiser encore plus ardu. Le prix de l’effondrement contextuel sera donc lourd à payer parce que complexe à guérir.

À ce jour, nul ne sait encore ce que donne une civilisation où l’ici, le maintenant et le soi sont réduits en poudre.