Une légère inclinaison de la tête - Umanz

Une légère inclinaison de la tête

Une légère inclinaison de la tête

Il y a un geste que font les enfants, les animaux aussi. Une légère inclinaison de la tête qui signifie la surprise. Une surprise un peu interrogative. Un étonnement teinté d’une légère incompréhension.

Je me souviens de la portée de ce geste quand mon fils de deux ans le fit la première fois que je m’énervais devant lui sans raison. Il m’observa longuement, comme une bête curieuse, et avec un air de sagesse sans âge dont je me souviendrai toute ma vie. Ce jour-là, je me dis que ce geste, à la fois animal et humain, était éternel et universel. Et je réalisais que, moi aussi, je n’avais cessé d’être éberlué par les autres, la marche du monde, la nature humaine.

D’où venait cette surprise ? Pourquoi ne s’habituait-on jamais ? Étais-je un éternel inadapté ? Pourquoi n’avais-je pas le talent, la facilité ou la grossière épaisseur de tant d’autres à être indifférent. Cette capacité de simplement hausser les épaules et passer à autre chose…

Mais non, ça ne passait pas, ça ne passait jamais : l’injustice, le harcèlement à l’école, les jeux politiques en entreprise, les jeux politiques tout court. 

J’étais, comme vous peut-être, un hébété du bullshit. Une inconsolable affection. Je regardais ceux qui se prêtaient à ces jeux ridicules comme des êtres étranges venus d’ailleurs. Ils me semblaient dotés d’un troisième bras, des espèces de demi-dieux (ou démons) d’un autre monde.

J’avais comme une case en moins, un talent manquant, une défaculté qui confinait à l’estrangement…J’étais incapable de ne pas m’éberluer devant l’absurdité de ces comportements.

Et ça ne cessait pas, ça ne cessait jamais. Ça s’aggravait même en vieillissant au fur et à mesure que l’effondrement contextuel du monde B.A.N.I se creusait. Que l’actualité reproduisait, comme un triste piano mécanique, les erreurs, la violence, les passages en force des prognathes (suivez mon regard), les petites vanités et les grandes lâchetés des hommes de pouvoir et de leurs courtisans.

J’allais donc mourir sans savoir ce que c’était de s’en foutre royalement, de connaître la satiété repue de l’indifférent, l’air satisfait et la face ignoble des vainqueurs.

J’avais appris à mes dépens qu’on ne guérit pas de ces choses…J’eu beau me plonger dans les plus éminents guides spirituels, les philosophes, les plus grands écrivains…je n’obtins ni réponse, ni réconfort à mon étrange handicap.

Jusqu’au jour où, dans une interview, l’écrivain Steven Pressfield raconta une troublante anecdote. Dans ces jeunes années, il avait été aide-soignant dans un hôpital psychiatrique. Un jour il s’était ému auprès du psychiatre de l’établissement de l’apparente normalité de ses pensionnaires. “Oh Ils sont tout à fait normaux  avait répondu le médecin. Il y a juste une chose…Ils ne supportent plus le bullshit.”

J’avais donc mis quarante années à poser un nom sur ma condition particulière et bien nommer les choses, c’est déjà commencer à les résoudre.

Je faisais, comme vous peut-être, comme tant de mes amis, comme beaucoup de gens longs que j’ai rencontrés, une intolérance au bullshit

Une question me hantait : qui paye quand on remplace le sens par le bullshit ? Les ébauches de réponse me terrifiaient…

Je n’avais pas réalisé à quel point la survie dans la modernité liquide était intimement liée à la tolérance du bullshit.

De part mes précédentes expériences chez Reuters, Dow Jones et Google je fais partie des gens qui émettent l’hypothèse que notre environnement informationnel est peut-être plus dégradé que notre environnement naturel. Que le bullshit propulsé par les algorithmes y circule avec une vertigineuse fluidité et une désolante efficacité et que demain, la capacité de faire sens, tout comme l’agentivité seront des talents rares.

Bien sûr dans ce monde d’attrition accélérée de la certitude, j’ai compris qu’il nous faudrait internaliser nos détecteurs de bullshit, qu’il nous faudrait de nouveaux filtres. Comme d’autres avant moi, j’ai fini par réaliser qu’un déséquilibre de l’histoire nécessitIT un équilibre de l’esprit.

Pour être tout à fait honnête, je ne savais pas si je parviendrai un jour à mieux tolérer le bullshit comme ON TOL2RE gluten ou le lactose. Mais comme l’avait un jour confié René Char à Albert Camus “on se sent nombreux à être enfin quelques uns.”

Étrangement, je me sentais plus libre. Je me sentais moins seul.

Nous étions une multitude à avoir cette légère inclinaison de la tête.