Je vois des gens qui sont morts - Umanz

Je vois des gens qui sont morts

Je vois des gens qui sont morts

de l’artificialisation des gens 

« Les machines sont devenues des gens, autant que les gens sont devenus des machines. Elles palpitent de vie alors que l’homme est devenu un robot. »

Ernst Friedrich Schumacher

Dans un film devenu culte, They Live, sorti en 1988 et très mal traduit par le pauvre “Invasion Los Angeles”, le caractère principal s’aperçoit qu’il est en fait entouré de droïdes mi-zombies, mi-aliens qui semblent avoir envahi la ville et ne sont détectables qu’à l’aide de lunettes spéciales.

Les gens sont-ils devenus des machines ? C’est une réflexion qui traverse l’histoire et que je médite et sédimente depuis des années. C’est une réflexion qui m’a d’abord amené à écrire sur l’estrangement et, par opposition, sur ces si rares et si précieux gens longs.

Les gens sont-ils devenus des machines ? Je porte en moi ce thème comme un regret et comme une interrogation sourde. C’est à la base une impression, celle qu’après l’artificialisation des sols, de la nourriture et de la culture synthétique débitée comme des saucisses-au-mètre par les algorithmes, on assiste désormais à l’artificialisation des gens.

Il y avait quelques signaux avant-coureurs : la panique désespérée et toxique pour placer ses enfants au top de la hiérarchie des drones corporates, ou mon constat sur l’effondrement des contextes.

Mais aujourd’hui l’artificialisation des gens semble avoir gagné du terrain à une époque où l’indifférence règne en maître tandis que les gens continuent à se satisfaire de Netflix et d’argent gratuit au point de ressembler aux freaks de Wall-E ou pire…leur version live.

Cette réflexion sur l’artificialisation des gens rejoint l’étrange remise au goût du jour de la terrible admonestation du plus célèbre philosophe Indien, une mise en garde sur les sociétés malades, une posture interloquée et incrédule qui semble rejoindre cet avertissement de T.S Eliott

«Dans un monde de fugitifs, ce sont ceux qui vont dans le sens opposé qui ont l’air de s’enfuir».

T.S Elliot

Mithridatiser l’anormalité

Alors la réponse facile des gens en voie d’artificialisation lente – des gens capables d’avaler et de digérer chaque jour leur propre storytelling, des gens qui ont si facilement internalisé le “l’homme est un loup pour l’homme” Hobbesien avec les moyens du XXIème siècle est : “mais c’est toi l’anormal mec.”

Et c’est peut être une réponse, un point à prendre, un simple projection de ma part, après tout, chaque civilisation, chaque société a été interrogée et chaque époque a eu son “Homme en dehors”.

Il faut prendre ce point.

Savoir absorber chaque jour une certaine dose de bullshit. Mithridatiser l’anormalité dirait mon père philosophe. Mais se souvenir, toujours, que le cynisme est une infirmité.

L’aspect le plus terrifiant de l’artificialisation des gens est que petit à petit, une vérité fragile se fait jour, c’est la leçon de Freaks de Tod Browning ou d’Elephant man de David Lynch : les monstres ne sont justement pas les monstres.

Les monstres c’est nous et notre incapacité à changer les règles d’un jeu que l’on sait pipé. Et les nouveaux monstres ou ceux que nous deviendrons ne seront pas ceux qui maîtriseront les codes du réel mais ceux qui navigueront avec aise dans les codes de l’irréalité algorithmique dans laquelle nous entrons de plein pied. Fake Vainqueurs mais vainqueurs quand même propulsés artificiellement en haut des feeds

Vae Victis. Vae Soli.

Alors peut-être, l’ultime résistance, l’ultime précaution tient en une conscience aiguë du jeu que nous jouons. Une amie qui maîtrise parfaitement les codes de l’hypercapitalisme et les nouvelles règles du Cloud Capital en vigueur me confiait récemment cette phrase qui ne cesse de résonner en moi tant elle est vraie : “Je n’arrive pas à admirer les nouveaux vainqueurs.” Et c’est peut être cela le fait nouveau, le fait de plus en plus visible, ce dévoilement du “visage hideux” des nouveaux vainqueurs quand les masques tombent. Un visage que les gens ne souhaitent plus regarder en face, tant il est laid, tant il est lourd.

Dans l’incroyable nouvelle de Science-Fiction d’Ursula Le Guin que je relis régulièrement : “Ceux qui partent d’Omelas”, une ville hors du temps survit et prospère au prix d’une indifférence cruelle en torturant un enfant prisonnier abandonné dans ses geôles.

À cette époque d’usurpation généralisée et de fausses valeurs portées haut par des algorithmes fous, et designés pour créer des gens qui leur ressemblent, elle porte un maigre message d’espoir.

Un message que je me répète chaque jour en boucle : Ils savent où ils vont ceux qui partent d’Omelas.

Patrick Kervern