“L’herbe est toujours plus verte dans le jardin fertilisé au bullshit”
Il arrive que certaines phrases saisies à la volée fassent un sens immense.
Dans le podcast de Tim Ferriss, Morgan Housel évoque une confidence déroutante de Steven Pressfield, célèbre auteur de “La légende de Bagger vance”, qui a travaillé dans sa jeunesse dans un asile psychiatrique.
En côtoyant les patients, il s’est fait cette troublante réflexion, ces gens n’étaient pas fous. Ils étaient juste là car ils ne supportaient plus le bullshit du réel :
« Les gens de cet établissement, avec lesquels nous avions l’habitude de passer du temps dans la cuisine et de parler toute la nuit, étaient parmi les personnes les plus intelligentes que j’aie jamais rencontrées, les plus drôles et les plus intéressantes. »
Et ce que j’ai conclu en traînant avec eux et avec d’autres personnes dans une situation similaire, c’est qu’ils n’étaient pas fous du tout. Ils étaient en fait des gens intelligents qui avaient vu au delà du bullshit. Et à cause de cela, ils ne pouvaient pas fonctionner dans le monde.
Ils ne pouvaient pas garder un emploi parce qu’ils ne supportaient pas le bullshit, et c’est ainsi qu’ils se sont retrouvés dans des institutions. La société pensait : « Ces gens sont des rebuts absolus. Ils ne peuvent pas s’intégrer. » Mais en fait, c’étaient les personnes qui voyaient vraiment à travers tout. »
Steven Pressfield
Ce constat nous interroge sur un étrange paradoxe : la tolérance au bullshit comme fonction de la normalité.
Quelle est ta tolérance au bullshit ?
“Il y un niveau optimal de tolérance au bullshit dans le monde. Si ta tolérance au bullshit est zéro tu n’arriveras pas à vivre dans le monde » plaide Morgan Housel qui voit dans cette tolérance au bullshit un talent masqué pour opérer dans le monde.
Pour lui la question essentielle devient donc non pas : comment je peux éviter le bullshit mais, quel est le niveau optimal de tolérance qui me permet de continuer à fonctionner dans ce monde imparfait et chaotique ?
Car par nature, le monde est rempli de bullshit comme nous le rappelle Harry Frankfurt dans son célèbre essai : « Le bullshit est inévitable lorsque les circonstances obligent quelqu’un à parler sans savoir de quoi il parle ».
Attention c’est une ligne de crête : l’autre extrême du spectre, l’acceptation totale du non sens et des conflits est tout aussi nocive et contreproductive et le monde vous dévorera tout cru.
C’est parfois ainsi que la société, les familles et les entreprises fonctionnent : en acceptant un certain niveau de dysfonctionnement, d’émotions complexes, d’ignorance stratégique, de fraudes, de narratif de soi falsifié…
Il cite pour exemple Roosevelt, privé de ses jambes, qui avait l’habitude de dire : « Si vous ne pouvez pas utiliser vos jambes et qu’on vous apporte du lait alors que vous vouliez un jus d’orange, vous apprenez à dire : « C’est ok, je vais le boire ».
Alors, oui, certains jours, on a envie de brandir son poing à la face du monde. Mais pour survivre au bullshit, il y a du talent à reconnaître la nuance entre l’acceptation, l’endurance et le détachement abstrait. Ce talent, pas si répandu, est souvent un talent méconnu.
C’est pour cela que le conseil de Morgan Housel est d’identifier le prix à payer pour ses difficultés…Et de le payer.
In fine, le vrai talent n’est donc pas d’identifier le bullshit, mais de vivre avec.
« Pip voyait des multitudes d’insectes de corail, dieux omniprésents, qui, du firmament des eaux, soulevaient l’orbe colossal de l’Univers. Il voyait le pied de Dieu posé sur la pédale du métier à tisser le monde, et il le disait, et c’est pourquoi ses compagnons le traitaient de fou.
Herman Melville, Moby Dick