C’est de l’eau - Umanz

C’est de l’eau

David Foster Wallace (1961-2008), écrivain culte, auteur de L’infinie Comédie (Infinite Jest) a prononcé ce discours mémorable devant la promotion 2005 des étudiants de Kenyon College.

En voici la vidéo

 

Et voici la traduction et la retranscription :

“Deux jeunes poissons croisent un vieux poisson nageant dans la direction opposée qui les salue d’un “Salut les jeunes comment est l’eau ?”. Les deux jeunes poissons poursuivent leur route pendant un moment lorsque l’un se retourne vers l’autre et lui demande : “c’est quoi l’eau ?.”

L’exigence classique des discours de diplôme est de raconter une petite histoire didactique en forme de parabole. Dans le genre, ces histoires constituent au final l’une des conventions les moins porteuses de conneries, mais si vous vous inquiétez que je me présente ici comme le vieux et sage poisson expliquant ce qu’est l’eau à vous les jeunes poissons, ne vous formalisez pas, je ne suis pas un vieux poisson sage…

La morale de cette histoire de poisson est que les réalités les plus évidentes et importantes sont souvent celles qui sont les plus dures à voir et à exposer. En anglais, c’est une phrase d’une platitude banale mais dans les tranchées quotidiennes de la vie d’adulte les platitudes peuvent constituer une importance de vie ou de mort… Et c’est ce que souhaiterais vous suggérer par ce matin sec et beau.

Bien sûr, la formule consacrée de ce type de discours est que je dois vous parler de la signification de votre enseignement de culture générale et vous expliquer pourquoi le diplôme que vous allez recevoir a une vraie valeur humaine et non matérielle.

Parlons donc du cliché le plus répandu des discours de promotion qui est que la culture générale ne doit pas vous remplir de connaissance mais vous apprendre, entre guillemets : “comment penser”. Si en tant qu’étudiants, vous êtes comme moi, vous n’aimez pas entendre cela et vous sentez légèrement insultés par le fait que quelqu’un doive vous expliquer “comment penser” puisque le fait même de rentrer dans un collège aussi bon constitue une preuve que vous savez déjà “comment penser”. Mais je vais postuler que ce cliché sur la culture générale n’est pas du tout insultant parce que le vrai et significatif enseignement de la pensée que nous devons acquérir n’est pas tant celui de la capacité à penser mais plutôt le choix de ce à quoi nous devons penser.

Si votre liberté de choix concernant ce fameux “à quoi penser” a l’air totalement évidente qu’elle ne vaut même pas la peine d’en discuter je vous demande de réfléchir au poisson et à l’eau et de mettre pour quelques secondes votre scepticisme sur ce côté “totalement évident” entre parenthèse.

Voici une autre petite histoire didactique : c’est deux gars dans un bar en Alaska, l’un est religieux l’autre athée et ils discutent de l’existence de Dieu avec cette intensité si particulière qui vient après la quatrième bière…L’athée dit : “Ecoute, ce n’est pas comme si je n’avais pas de vraies raisons de ne pas croire en Dieu, ce n’est pas comme si je n’avais pas essayé Dieu et les prières. Le mois dernier, j’étais loin du camp dans cette terrible tempête. J’étais perdu, je ne voyais rien, il faisait moins 50 alors je me suis mis à genou et j’ai prié : “Oh Dieu, si tu existes, je suis perdu dans cette tempête et si tu ne viens pas à mon secours je vais mourir”. Alors dans ce bar le religieux regarde l’athée tout interloqué : “Alors tu dois croire, dit-il car après tout, te voilà vivant”. L’athée lève les yeux au plafond et dit : “Non mec, c’est juste un couple d’esquimaux qui passaient par là qui m’ont indiqué comment revenir au camp…”

Il est facile de faire passer cette histoire par le filtre de l’enseignement de culture générale, cette même et exacte expérience peut signifier deux choses totalement différentes pour deux personnes selon leurs modes de croyances. Et deux façons différentes d’interpréter une expérience.

Parce que nous valorisons la tolérance et la diversité de croyances, jamais dans notre analyse humaniste nous ne voudrions impliquer que l’une des interprétations est vraie et que l’autre est fausse ou mauvaise. Et c’est bien, sauf que nous ne discutons jamais au final d’où viennent les croyances et les schémas de pensée de ces individus. Je veux dire d’où ils viennent à l’intérieur de ces deux gars. Comme si l’inclinaison basique d’une personne vis à vis du monde et la signification de son expérience étaient gravées comme la taille ou la pointure, ou absorbée automatiquement à travers la culture comme la langue. Comme si notre manière de construire le sens n’était pas uniquement une question de choix personnel et intentionnel.

Il y aussi la question de l’arrogance. L’athée est tellement plein de la certitude que les Esquimaux qui se trouvaient là n’avaient rien à voir avec sa prière. C’est vrai aussi qu’il y a plein de personnes religieuses qui sont si certaines et arrogantes dans leur interprétation qu’elles sont parfois plus repoussantes que les athées au moins pour la plupart d’entre nous. Mais les religieux dogmatiques ont le même problème que le non-croyant de l’histoire : une certitude aveugle. Un esprit fermé qui s’apparente à un emprisonnement si total que la personne ne sait même pas qu’elle est enfermée.

Le point ici est que je pense qu’une partie de l’apprentissage du comment penser signifie : d’être un peu moins arrogant d’avoir une connaissance critique de soi même et de ses certitudes. Parce qu’un pourcentage immense de ce dont je suis automatiquement certain est, au final, totalement faux et illusoire. Je l’ai appris à la dure comme je prédis que vous l’apprendrez aussi.

Voici un autre exemple de la fausseté totale d’un truc dont j’ai tendance à être automatiquement sûr. Toute mon expérience personnelle soutient la croyance que je suis le centre absolu de l’univers. La plus réaliste, la plus vive, la plus importante personne en vie. Nous parlons rarement de ce nombrilisme basique parce que c’est si repoussant socialement. Mais on est tous logés à la même enseigne. C’est notre configuration de base, intégrée dans nos circuits à la naissance. Pensez y, il n’y aucune expérience vécue dont vous ne soyez pas le centre absolu. Le monde tel que vous l’expérimentez est là en face de vous, derrière vous, à votre droite ou à votre gauche, sur votre TV, sur votre écran et ainsi de suite. Les pensées des autres gens doivent vous être communiquées d’une façon ou d’une autre, mais les vôtres sont si immédiates, urgentes, réelles.

S’il vous plaît ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous chapitrer sur la compassion, les principes ou les soi-disant vertus. Ce n’est pas une question de vertu, c’est une question du choix de faire le travail et d’altérer ou se libérer de notre configuration naturelle et native qui consiste à être profondément et littéralement autocentré et de tout voir et interpréter à travers ce filtre de soi.

Les gens qui ajustent naturellement leur configuration de base de cette façon sont souvent décrits comme étant “bien adaptés”. Ce qui, je le suggère, n’est pas une définition accidentelle.

Etant donné la disposition académique triomphante de ce lieu, une question évidente est : à quel point ce travail d’ajustement implique la connaissance réelle et l’intellect ? Cette question est délicate. La chose probablement la plus dangereuse dans une éducation académique, au moins dans mon cas c’est qu’elle laisse libre court à ma tendance à sur-intellectualiser et me perdre dans des raisonnements abstraits qui me passent par la tête au lieu de faire attention à ce qui se passe devant moi…Je suis sûr que vous savez aujourd’hui que prêter attention à ce qui se passe à l’intérieur de soi, hypnotisé par ce monologue constant qui se déroule peut être au moment où je parle, empêche d’être alerte et éveillé.

Vingt ans après mon propre diplôme j’ai fini par comprendre que ce cliché humaniste sur l’enseignement de la pensée est une ouverture vers une idée bien plus sérieuse et profonde : apprendre comment penser signifie apprendre à contrôler comment et à quoi vous pensez. Cela signifie être suffisamment conscient et éveillé pour choisir ce à quoi vous allez prêter attention et comment vous tirez du sens de votre expérience. Car si vous n’êtes pas en mesure d’exercer ce type de choix dans votre vie d’adulte vous serez totalement floué.

Pensez à ce vieux cliché qui voit l’esprit comme “un excellent serviteur mais un mauvais maître”. Si ennuyant et si peu excitant en surface, il exprime en fait une grande et terrible vérité : ce n’est pas une coïncidence si les adultes qui se suicident par arme à feu le font le plus souvent en se tirant dans dans la tête. Ils tirent sur le terrible maître et la vérité est que ces suicidés sont déjà morts bien avant d’avoir appuyé sur la détente. Et je soutiens que c’est là que réside la valeur garantie “zéro Bullshit” de votre éducation de culture générale : comment éviter de traverser votre vie prospère et confortable d’adulte, morts, inconscients, esclaves de votre tête et de votre configuration de base qui est d’être uniquement, complètement, impérialement seuls jour après jour.

Cela peut ressembler à une hyperbole ou du non-sens abstrait, alors pour être concret disons que vous les diplômés, n’avez aucune idée de la notion même de “jours après jours”. Il y une large part de la vie d’un adulte américain dont personne ne parle dans des discours de remise de diplômes. Une partie de cette vie implique l’ennui, la routine et les petites frustrations. Les parents et les plus âgés dans cette salle comprendront trop bien de quoi je veux parler…

Pour prendre un exemple, disons que vous êtes un adulte moyen et que vous vous levez le matin pour vous rendre dans votre job compliqué de col blanc diplômé où vous travaillez 8 ou 10 heures par jour. A la fin de la journée vous êtes fatigué et stressé et tout ce que vous voulez c’est faire un bon dîner, vous détendre peut être une heure avant de vous mettre au lit parce que, bien sûr, vous commencez tôt demain matin pour recommencer le même train-train. Mais vous vous rappelez qu’il n’y a plus rien à manger à la maison, vous n’avez pas eu le temps de faire les courses à cause de votre boulot compliqué et maintenant vous devez prendre votre voiture après votre journée de travail pour vous rendre au supermarché. C’est la fin de la journée et la circulation est très mauvaise et cela prend beaucoup plus de temps que prévu d’arriver au magasin et une fois sur place le supermarché est surpeuplé parce que c’est le moment de la journée où les autres personnes qui ont aussi un boulot font leur courses…Et le magasin est hideusement lumineux et fluorescent, inondé de musique, de pop commerciale à détruire l’âme et c’est le dernier endroit où vous voudriez être mais vous ne pouvez pas juste entrer et sortir… Vous devez vous traîner dans les rayons sur-éclairés et déroutants pour trouver les choses que vous voulez…Et vous devez manoeuvrer votre caddie pourri à travers d’autres gens exténués traînant d’autres caddies etc, etc, je coupe des trucs car c’est une longue cérémonie…Et à la fin, vous avez toutes vos super provisions mais vous vous apercevez qu’il n’y a pas assez de caisses ouvertes alors que c’est l’heure de pointe…Et les queues sont incroyablement longues ce qui est stupide et énervant mais vous ne pouvez pas déverser votre frustration sur la pauvre caissière débordée qui est déjà si surmenée par son job si ennuyeux et insignifiant qu’il dépasse notre imagination, nous les diplômés de ce prestigieux collège…Mais, enfin, vous arrivez en bout de caisse et vous payez vos courses et on vous dit “passez une bonne journée” d’une voix d’outre tombe et vous devez remettre vos sacs plastiques pourris et fragiles dans le caddie avec cette roue qui vous pousse furieusement sur la gauche à travers ce parking surpeuplé et embouteillé pour revenir chez vous dans votre gros et lent SUV pendant l’heure de pointe…Etc, etc…

Tout le monde ici connait ça bien sûr mais ça ne fait pas encore partie de votre routine de la vrai vie, jours après jours, semaines après semaines, mois après mois, années après années. Mais ça en fera partie ainsi que de nombreuses autres routines éreintantes, ennuyeuses et sans intérêt. Mais la question n’est pas là. La question est que ces minuscules merdes quotidiennes et frustrantes sont exactement là où le travail du choix va s’effectuer. Parce que les embouteillages, les rayons surpeuplés et les queues interminables m’empêchent de réfléchir et si je ne prends pas consciemment la décision de penser et à quoi penser ou à quoi prêter attention je vais être en frustré et malheureux chaque fois que je fais les courses parce ma configuration de base est cette certitude que que ces situations comme celles là sont à propos de moi, ma faim, ma fatigue et mon désir de rentrer chez moi. Et il va me sembler au bout du compte que tout le monde se met en travers de mon chemin…Et qui sont ces gens qui se mettent en travers de mon chemin..Et regardez comme ils sont repoussants et comme ils sont stupides…Comment ils ressemblent à des bœufs, les yeux morts, des non-humains qui font la queue à la caisse…Ou comment c’est grossier et irrespectueux de parler si fort dans son téléphone mobile au milieu de la file…Et regardez comment c’est personnellement et profondément injuste…

Ou bien, si je suis dans la version diplômée de ma configuration je peux passer le temps des embouteillages à me révolter contre ces files de SUV stupides, Hummers et Pickup V12 gaspillant et brûlant leurs 150 litres d’essence…Et je peux me répandre sur les autocollants politiques ou religieux collés sur les véhicules des plus gros égoïstes conduits par les plus laids des…CECI est un exemple de comment NE PAS PENSER…Que les véhicules les plus dégoûtants et égoïstes sont conduits par les gens les plus laids, impolis et agressifs et comment les enfants de nos enfants nous mépriseront d’avoir brûlé tout l’essence, baisé le climat et combien nous sommes tous stupides, égoïstes et dégueulasses…Et comment la société moderne de consommation pue…Et ainsi de suite, vous comprenez l’idée…

Si je choisis de penser comme cela dans le magasin et sur la route…C’est bien…Beaucoup d’entre nous pensent comme cela..Sauf que penser de la sorte a l’air si facile et si automatique que ce n’est pas un choix…C’est ma configuration initiale. C’est ma façon automatique d’expérimenter ces moments frustrants et ennuyeux de ma vie d’adulte. Sauf que j’agis sous la croyance automatique que je suis le centre du monde et que mes sentiments et mes besoins immédiats devraient déterminer les priorités du monde…

En fait, il y a des manières totalement différentes de penser ces situations..Dans cet embouteillage certains de ces SUV englués traînant sur mon chemin sont peut être conduits par des gens ayant vécu des accidents suffisamment graves pour que leur thérapeutes leurs conseillent de conduire des grosses cylindrées pour se sentir suffisamment à l’aise pour pouvoir reconduire…Ou que le Hummer qui vient de me faire une queue de poisson est peut être celui d’un père qui conduit un enfant malade ou blessé à l’hôpital et qu’il a une raison légitime d’être plus pressé que moi…Et que c’est en fait moi qui suis sur son chemin..Ou je peux choisir de prendre en compte la possibilité que tout le monde dans cette queue de supermarché est aussi frustré et ennuyé que moi..Et que ces gens ont peut être des vies plus dures, pénibles et douloureuses que la mienne.

Une fois encore ne croyez pas que je vous donne un conseil moral ou que je vous dis que vous devriez penser de la sorte ou que les gens s’attendent à ce que vous le fassiez automatiquement. Parce que c’est difficile, cela demande de la volonté et des efforts…Et que si vous êtes comme moi, certains jours, vous ne serez pas en mesure de le faire…Ou tout simplement vous ne le voudrez pas…Mais la plupart des jours, si vous êtes suffisamment attentif pour vous donner un choix, vous pouvez choisir de regarder différemment cette femme affadie, surmaquillée et aux yeux morts qui crie sur son gosse dans la file de caisse…Peut être qu’elle n’est pas comme cela d’habitude, peut être que cela fait trois nuit qu’elle tient la main de son mari mourant d’un cancer des os…Ou peut-être que cette dame est l’employée du département automobile qui par un petit geste de gentillesse bureaucratique a aidé hier votre épouse à résoudre un problème administratif insurmontable. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément probable mais ce n’est pas aussi impossible. Tout dépend de ce que vous voulez prendre en compte.

Si vous êtes automatiquement sûr que vous savez ce qu’est la réalité et qui ou quoi est vraiment important. Si vous voulez opérer sur votre configuration de base alors vous comme moi vous ne prendrez pas en compte des possibilités ennuyeuses ou misérables. Mais si vous apprenez vraiment comment penser comment être attentif alors vous saurez que vous avez d’autres options. Vous aurez vraiment la manière sacrée d’expérimenter un lieu de consommation au ralenti et surpeuplé avec la même force qui allume les étoiles à savoir l’amour, la fraternité, l’unité mystique et profonde de toute chose.

Non pas parce que cette chose soit mystique ou nécessairement vraie… Ce qui est vrai avec un grand V c’est que vous et seulement vous pouvez décider comment vous allez essayer de le voir. Et ceci, je le soutiens, est la liberté de la vraie éducation, apprendre à être “bien ajusté”. Vous décidez en conscience ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Vous décidez ce que vous vénérez.

Car il y a autre chose à la fois bizarre mais très vraie dans les tranchées de la vie adulte : l’athéisme n’existe pas et la non-croyance n’existent pas, tout le monde croit en quelque chose. La seule chose que nous gardons c’est la possibilité de choisir quoi vénérer. Et la seule raison valable pour choisir une sorte de Dieu ou une genre de spiritualité à vénérer : JC, Allah ou Yahvé ou la flamme ou la déesse mère ou la quatre nobles vérités ou une gamme de principe éthiques inviolables, c’est que ce que vous vénérerez vous mangera…

Si vous vénérez l’argent et les choses, si c’est là où vous vous abreuvez de sens dans la vie alors vous n’en aurez jamais assez. Vous ne vous sentirez jamais rassasié. C’est la vérité. Vénérez votre propre corps, votre beauté et votre attraction sexuelle et vous vous sentirez constamment laid. Et quand le temps et l’âge pointeront le bout de leur nez vous allez mourir de mille morts avant qu’elle ne vous harponne réellement.

Dans un certain sens, nous savons déjà ces choses. Elles ont été codifiées dans les mythes, les proverbes, les clichés, les épigrammes, les paraboles et dans l’architecture de toute belle histoire. Le vrai truc, c’est de garder la vérité face à soi, dans la conscience et au quotidien.

Vénérez la puissance et vous finirez pas vous sentir faible et craintif et vous aurez besoin d’encore plus de pouvoir sur les autres pour anesthésier votre peur. Vénérez votre intellect, votre intelligence, vous finirez par vous sentir stupide, un imposteur sur le point d’être démasqué…Le côté insidieux de ces idolâtries n’est pas qu’elles sont diaboliques ou immorales c’est qu’elle sont inconscientes, qu’elles font partie de la configuration de base. C’est le type de vénération dans laquelle vous glissez jour après jour, en devenant de plus en plus sélectif dans ce que vous voyez et ce que vous valorisez sans être vraiment conscient de ce que vous faîtes.

Et ce soi-disant “vrai monde” ne vous découragera pas d’opérer sur votre configuration initiale. Car ce soi-disant “vrai monde” d’hommes, d’argent, de pouvoir se nourrit de la peur, de la colère, de la frustration, de l’envie et du culte de soi. Notre culture contemporaine a exploité ces forces pour offrir une richesse, un confort et une liberté individuelle extraordinaire. Une liberté d’être le propre seigneur des petits royaumes de la taille de nos crânes, seuls au centre de la création.

Ce type de liberté est défendue par beaucoup. Bien sûr, il y a différents types de libertés. Mais celle qui est la plus précieuse, on n’en parle peu en dehors du monde du désir, de la performance et du paraître. La vraie liberté implique l’attention, la conscience, la discipline et la capacité de vraiment se soucier des autres et de se sacrifier pour eux toujours et encore dans des myriades de petits gestes pas très excitants et quotidiens. Ceci est la vraie liberté. C’est ça être éduqué et comprendre comment penser.

L’alternative c’est l’inconscience, la configuration de base, la course du rat. Ce sentiment constant qui nous dévore d’avoir et de perdre une chose infinie. Je sais que tout ce que je dis n’a l’air ni fun, ni jovial, ni grandiose, ni inspirationnel comme tant de discours de diplômes convenus. Mais il constitue pour moi la vérité avec un grand V, expurgée des artifices rhétoriques. Vous êtes bien sûr libres d’en penser ce que vous voulez. Mais ne le rejetez pas comme un sermon doigt levé à la Dr Laura. Rien de ce que je vous dis n’est religieux, ni dogmatique et n’a rien à avoir avec les grandes questions de la vie après la mort.

La vérité avec un grand V c’est à propos de la vie avant la mort. Elle concerne la vraie valeur d’une vraie éducation qui n’a rien à voir avec la connaissance mais tout à voir avec l’attention.

L’attention à ce qui est si vrai et si essentiel, si caché à première vue et pourtant autour de nous en permanence que nous devons nous rappeler chaque jour et toujours : c’est de l’eau, c’est de l’eau…

C’est inimaginablement dur de le faire, d’être conscient, attentif et vivant dans une vie d’adulte jour après jour et c’est ce qui m’amène à un de ces grands clichés qui est aussi vrai : votre éducation est le travail d’une vie et elle commence maintenant.

Je vous souhaite beaucoup plus que de la chance.

Traduit par Patrick Kervern

Note importante : Il existe également une version de cette allocution traduite par Charles Recoursé et publiée aux édititions du Diable Vauvert