Qui Mème me suive - Umanz

Qui Mème me suive

Qui Mème me suive

“ De nos jours, les seules personnes qui parviennent à devenir des personnalités publiques, majeures ou mineures, sont des personnages de cartoons endurcis par les radiations et capables de survivre dans la Forêt Noire.”

Venkatesh Rao

 

« L’histoire se répète, d’abord comme une tragédie, ensuite comme une farce.”

Karl Marx

En 2005, le film Idiocracy dépeignait une société futuriste caricaturale où un président américain ancien catcheur gouvernait un peuple semi-debile occupé à regarder des long métrages de fesses flatulentes en gros plan.

En 2005, la transformation de nos leaders en Mèmes aurait gêné. Aujourd’hui, c’est un fait accepté voire célébré.

Depuis quelques années, plusieurs de nos leaders sont ainsi devenus des équivalents de Cheese Ball Man des caricatures grossières sans aucun filtre ni fonction modératrice.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La Véritude (Truthiness) : l’art du mensonge décomplexé

Par un étrange glissement, nos leaders de la classe algorithmique sont devenus des experts en « véritude« , ce simulacre de vérité soluble dans les réseaux sociaux. En 2005, l’animateur Stephen Colbert avait prophétisé l’arrivée de cette « truthiness« . Cette croyance qui paraît plus crédible que les faits eux-mêmes. Depuis, cette forme d’imposture a été normalisée puis nous a engloutis.

Aujourd’hui, tout est « véritude » : une vérité synthétique, modulable à l’infini et beaucoup plus véloce que la véracité.

Les Mèmes qui nous gouvernent (ou aspirent à nous gouverner) sont le reflet d’une époque sans transcendance, où les rituels se réduisent à des tweets creux et des « shorts » conçus pour le plus bas dénominateur intellectuel.

Nous sommes dans la « Fuck It Era« , comme l’a baptisée l’essayiste Tech Jason Koebler: une ère où les images générées par l’IA et le « slop » nourrissent des micro-moments d’outrance. Peu importe leur rapport au réel, nous avons réalisé la prophétie de Marshall McLuhan en 1964 : “Le divertissement poussé à l’extrême devient la principale forme de commerce et de politique ».

Les générations d’algorithmes ont pavé la voie à cette nouvelle norme : un dirigeant mimétique, autoritaire, caricatural, clivant, et bien sûr, sans limites. Le fameux “un homme ça s’empêche” de Camus s’est pulvérisé dans l’infinité scroll.

Nous avons glissé dans l’absurdité. Désormais, ce ne sont plus les idées originales qui dominent, mais les éléments de langage partageables en vidéos de 7 secondes. L’absurdité est devenue le soutien inattendu de l’autorité.

Le leader est devenu algorithmique.

Des Producteurs “Torrentiels”

La «torrentialité » n’était pas un accident prodigieux qui venait troubler l’histoire pour ensuite être résorbée: elle était au contraire la manifestation même du nouveau caractère dominant.

Roberto Calasso

Comme l’explique Joshua Rotman dans le New Yorker, la clé de la viralité n’est plus la qualité du contenu. Il faut désormais être un producteur torrentiel : “Les producteurs les plus torrentiels, comme Rogan ou Taylor Swift, créent des flux infinis de contenus malléables et intéressants qui peuvent passer par n’importe quel canal médiatique, atteignant même les personnes non intéressées. Vous ne les captez pas, ce sont eux qui vous trouvent.”

Désormais le roi est nu, et nous l’acclamons. Le leader algorithmique ne se soucie plus d’inspirer ou de diriger ; il se partage.

Les livres d’histoire retiendront que l’ère de Zuckerberg et Musk, à leur image, produit les leaders qu’elle mérite.

 

 

Le processing power : carburant du leader algorithmique

Notre époque est saturée d’images, de sons et de médias synthétiques. Or dans un contexte-sans-contexte, qui tire son épingle du jeu ? Celui qui crie le plus fort. Pour émerger, le leader de la classe algorithmique n’a plus besoin d’intelligence, de finesse ou de réflexion.

Ce qu’il lui faut avant tout, c’est du « processing power« .

La secret du “processing power” : être imitable, reconnu immédiatement et surtout, instantanément partageable. C’est un pur produit de l’époque : arrogance, posture grotesque, idées courtes voire fausses. En quelques années on est passé insidieusement du “plus c’est gros plus ça passe” au “plus c’est faux plus ça passe”.

Dans cet univers où le confort de l’opinion écrase l’inconfort de la pensée, les traits les plus grossiers et les affirmations les plus outrancières sont les seuls à émerger dans l’avalanche de contenu qui peuplent le Moloch ultime, l’infinite scroll.

C’est une vague difficile à contenir, comme l’a écrit Charlie Warzel, il s’agit là d’un « assaut culturel contre toute personne ou institution opérant dans la réalité.”

« Comfort Fake » : la pensée simplifiée

Alors que nous affrontons un monde de « polycrises », d’hyperobjets enchevêtrés aux origines et explications nécessairement complexes, pourquoi se fatiguer à comprendre quand il est si simple de se replier sur des récits faciles ?

L’ennemi désigné, le bouc émissaire récurrent, voilà les nouveaux piliers de la réflexion. C’est ce que j’appelle le Comfort Fake. Le comfort Fake est la nourriture du “dernier homme” redouté par Nietzsche. C’est la conséquence d’une époque où, comme l’explique Yuval Noah Harari, les histoires simples triomphent toujours des vérités complexes .

Nous avons façonné nos outils, et ces outils nous ont façonnés en retour. Nos leaders ne sont plus des penseurs, ce sont des mèmes.

Le trickster, cette figure archétypale destinée à dénoncer l’imposture des despotes, a dévoré son maître et s’est portée algorithmiquement au pouvoir.

L’ère des InfraPersons

Une Meta Person, pour l’anthropologue Marshall Sahlins est une personne, divinité ou chef de tribu qui, par son statut ou sa fonction sociale, transcende les individus et représente des forces ou des responsabilités collectives, religieuses, ou symboliques qui vont au-delà de sa propre personne.

Souvent, cette figure est dotée d’un statut sacré ou semi-divin et possède un rôle essentiel dans la cohésion et l’organisation de la société. Le Mème-as-a-leader, lui, ferait plutôt figure d’Infraperson, ne tirant sa légitimité que des instincts les plus bas et de l’appel à la division et à la désorganisation.

Aujourd’hui, aidés par les machines, les machines que nous devenons lentement, insensiblement, votent pour des machines à l’aspect de moins en moins humain. Des machines dopées au Processing Power, débitant à longueurs de fils Confort Fake et Truthiness.

Sommé d’applaudir par les dark patterns de Zuck et Musk, les foules sont en liesse et le Mème est roi.

Alors que nous portons aux nues les versions les plus déshumanisées de nos leaders, l’ère des machines s’avance en terrain conquis.

Gramsci l’avait prédit : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». L’analyste Venkatesh Rao pense que nous vivons actuellement dans un Gramsci Gap, un écho au pagliacisme dont parle Kevin Pujol et qui remet les clowns au centre du jeu.

 

L’internet comme inconscient collectif

La dernière explication, celle que je redoute d’adopter est celle de l’internet actuel comme inconscient collectif que propose l’essayiste Alexander Beiner.

Un inconscient collectif sans filtre où les algorithmes des réseaux sociaux jouent le rôle d’amplificateurs des pires archétypes :

« L’internet est devenu notre inconscient collectif externalisé, capturant et amplifiant un océan tourbillonnant de nos projections, espoirs, fantasmes et pulsions violentes.

Certains d’entre eux deviennent des archétypes, se transformant en mythes et en mèmes qui évoluent pour prendre une vie propre. »

Une psychanalyste Française me confiait récemment : “les gens n’agissent pas, ils sont agis” . Dans un étrange écho, le Financial Times se demandait la semaine dernière si Musk n’allait pas être le premier leader “radicalisé” par son propre outil :

 

Nous en sommes là, à la merci d’un inconscient collectif chaotique, amplifié par des algorithmes sans “surmoi” et des médias exsangues.

 

Peut-être serait-il temps d’interroger les fabricants d’algorithmes sur les archétypes qu’ils façonnent et ce qu’ils nous donnent à voir. Car nos algorithmes actuels ne déforment pas le monde. Ils le difforment.

Un monde où il ne nous restera bientôt plus qu’une seule question : avec quel algorithme voulons-nous finir notre vie ?

Patrick Kervern