Je fais partie de l’étrange, mais pas si confidentielle, tribu des collectionneurs de phrases. À force de lire ou de m’abîmer les yeux sur les apps Kindle tôt le matin j’en suis arrivé à isoler des phrases mystérieuses.
Je les ai appelées les “Phrases de presque.”
“Les phrases de presque” sont des phrases que l’on ne comprend pas du premier abord… Comme on ne les comprend pas très bien on les relit. On les note quelque part. On les remâche lentement. Elles viennent de loin. Elles nous disent quelque chose. Mais on ne sait pas quoi.
C’est à nous de les compléter.
Il se joue alors un étrange ballet entre la phrase et nous. Et un jour, le sens se dévoile.
La phrase de presque accepte de nous parler, de nous dévoiler son mystère.
Les phrases de presque ont cette beauté étrange. La plus rare, celle qu’on peut mettre dix ans à remarquer mais dont on n’arrive plus à se déprendre.
Ce sont des phrases mystiques, souvent fermées à double tour. Des phrases dont la portée ésotérique nous échappe longtemps. À leur manière, ce sont des phrases talismans.
L’une de ces phrases fut pour moi celle de Melville :
« Queequeg était natif de Rokovoko, une île très lointaine dans l’ouest et dans le sud. Elle n’est portée sur aucune carte : les vrais lieux n’y figurent jamais. ”
Hermann Melville Moby Dick
…les vrais lieux n’y figurent jamais.
En en discutant autour de moi, j’ai appris que d’autres geeks de littérature collectionnaient comme moi des phrases de presque. Je n’étais donc pas seul à savourer ces phrases mystérieuses comme d’étranges bonbons à effet retard.
Voici quelques phrases de presque que l’on a bien voulu m’envoyer :
Prends garde, ô voyageur, la route aussi marche.
Rainer Maria Rilke
Alice : “Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, par où je dois partir d’ici ?
Le Chat du Cheshire : Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller.
Alice : Peu m’importe l’endroit…
Le Chat de Cheshire : En ce cas, peu importe la route que tu prendras. »
Lewis Caroll
Les crabes pensent-ils que nous marchons de côté?
Bill Murray
Tout art est autobiographique ; la perle est l’autobiographie de l’huître. –
de Federico Fellini.
Il y aussi cette phrase mystique sous forme de question que Perceval, dans les légendes Arthuriennes, n’ose pas poser la première fois au Roi Pêcheur : « Qui est servi par le graal ? »
Ou encore cette phrase incarnée d’Ivan Tourgueniev qui dit la force cachée des phrases de presque :
C’est cela la vraie beauté de la poésie: au lieu de parler de ce qui est, elle chante quelque chose qui est infiniment plus élevé que la réalité et qui, pourtant, lui ressemble davantage…
Ivan Tourgueniev (Premier Amour. Nouvelles et poèmes en prose)
Et il reste toujours ce Koan Zen qui ne cesse de se déplier : “Quel bruit fait une seule main qui applaudit.”
Comme certains contes, dont enfants, nous ne comprenions pas le sens, ces phrases de presque possèdent une troublante vertu hypnotique.
Ce sont de purs produits de la merveille, elles tissent un entremonde entre le lecteur et l’auteur.
Christian Bobin savait pénétrer leur mystère en les effleurant avec une infinie délicatesse sans jamais les déranger.
“Les mots ne sont pas les plus importants. Ils enferment parfois. Alors que quand ils sont simplement allusifs, à peine écrits, ils amènent le lecteur à faire un travail psychique et délivrant sur lui-même. Les livres sont agencés pour permettre à un silence bienfaisant, fraternel, de venir.
Dans cet espace, quelque chose de l’auteur rencontre le lecteur et celui-ci y rencontre quelque chose de lui.
Christian Bobin
Je retrouve souvent ce goût antique des phrases de presque chez Pascal Quignard. Sa phrase “Aucun fruit n’a vu de fleur.” dont je n’ai pas fini de percer la mystérieuse évidence continue de me hanter.
Car les phrases de presque sont aussi des “phrases iceberg” de fameuses phrases dont seul le sommet est visible. Elles attendent des années pour être découvertes. Il y a dans les phrases de presque comme un rite de passage.
Un attendu de profondeur.
Chaque fois que l’on en croise une on sent qu’elle touche plus profond, qu’elle va à une vérité instinctive, toujours connue, une nostalgie. Les phrases de presque ont une étrange hyperphysicalité. Ce sont des phrases qui transpercent l’intellect pour toucher le cœur.
Le peintre Giorgio Chirico a eu cette merveilleuse intuition sur les œuvres d’art qui dit l’effet retard des phrases de presque : « Toute chose a deux aspects l’aspect courant que l’on voit presque toujours et que tout le monde voit, et l’aspect fantomatique et métaphysique que seuls de rares individus peuvent voir à des moments de clairvoyance et d’abstraction métaphysique. Une œuvre d’art doit dire quelque chose qui n’apparaît pas dans le dessin. »
L’ardente Alejandra Pizarnik qui en a composé tellement a su les regarder en face :
“Dans l’espoir qu’un monde soit exhumé par le langage, quelqu’un chante le lieu où se forme le silence. Ensuite il découvrira que ce n’est pas parce qu’elle montre sa fureur que la mer existe, le monde non plus. C’est pourquoi chaque mot dit ce qu’il dit et en outre, plus, et autre chose.”
In fine, les phrases de presque sont des beautés fragiles, derrière leur apparente naïveté elles dévoilent sans le toucher, un fragment de beauté mystique. Elles sont parfois si discrètes ou si camouflées qu’on pourrait passer à côté.
On ne le sait pas, mais pourtant, elles tiennent le monde.
Et vous, quelles sont vos phrase de presque ?