La défaculté, chico - Umanz

La défaculté, chico

Je voudrais aujourd’hui ressusciter la notion de défaculté, un terme rare qui me semble avoir une résonance inversée avec la notion de participation cette forme intense d’être au monde et de ressentir le monde dont Owen Barfield – le membre le plus mystérieux des Inklings aux côtés de Tolkien et C. S. Lewis – a passé une vie à collecter les exemples et qui prolonge la notion de participation mystique de Levy-Bruhl, la “Mana” chez Durkheim ou son écho plus récent dans le concept d’énaction chez le biologiste Francisco Varela.

Barfield définit la participation comme un état de conscience primitif où les humains percevaient le monde avec une unité et une interconnexion profondes. Les premiers mots pour Barfield étaient littéralement des actions ils exprimaient des réalités plus connectées. Ainsi Understanding signifiait littéralement “se tenir dessous” (under-standing).

 Avec les progrès du monde moderne, cette vision holistique a ensuite évolué vers une perception plus fragmentée et analytique. D’où notre incompréhension face à certains modes de pensée des peuples premiers.

“Ces peuples voient avec les mêmes yeux que nous mais ne perçoivent pas avec le même esprit” expliquera Levy Bruhl. De notre côté, nous avons progressivement perdu cette première forme vive de participation au monde : une perte de représentation, une première défaculté.

A l’origine de nos défacultés, on trouve l’hyper individualisme et nos ultra-spécialisations modernes qui nous isoleraient et qui mèneraient à une impossibilité d’appréhender les hyperobjets auxquels nous sommes confrontés, de connecter les grands défis et crises de sens de notre époque. 

Elles n’autoriseraient plus à penser à la crète. Les défacultés seraient le résultat d’une disparition de capacités de perception holistiques et collectives que nous avons eu et que nous avons perdu. 

Nous nous serions en quelque sorte “débranchés” du monde. Ces défacultés expliqueraient aussi “l’Inconsolable Désir” que nous ressentons parfois. Cette intuition profonde et cette nostalgie indicible que Susan Caine détaille dans Bittersweet. 

Nos grandes capacités telles que la raison, l’intuition et l’imagination seraient ainsi victimes de la fragmentation des connaissances. Une fragmentation accrue enfouie sous des couches de plus en plus profondes d’abstractions et de langages codifiés qui nous empêcheraient de faire des connexions inédites entre disciplines distantes.

En bref, égarés dans nos spécialités et nos fonctions d’agents purement économiques, nous aurions perdu un accès immédiat à cette forme de conscience ouverte dont parle l’historien Edward Cranz : “Les anciens faisaient l’expérience d’une conscience ouverte à ce qui les entourait, et ils n’éprouvent aucun sentiment de dichotomie entre leur conscience et tout le reste. Ce qu’ils trouvaient dans leur propre esprit ou intellect avait un caractère similaire à une grande partie de ce qui se trouvait à l’extérieur ; quoi qu’ils aient trouvé dans le monde pouvait en grande partie entrer directement dans leur esprit et en être possédé. Il y avait une continuité ontologique entre ce qui se passait dans leur intellect et ce qui se passait dans le Kosmos ou le monde.” Une forme de conscience intimement reliée qui n’est pas si éloignée de la participation d’Owen Barfield.

Cet assèchement chirurgical et méthodique du vif et de l’imagination serait le pur produit de connaissances en silos créées par la compartimentalisation des disciplines académiques et intellectuelles. Nos défacultés masqueraient les participations potentielles et empêcheraient la création de nouveaux gisements de créativité fertiles de type Scenius tels que les entend Brian Eno.

Pour rappel, un “scenius” est un petit groupe de créateurs qui inventent quelque chose de nouveau et de passionnant : un genre musical, une avancée scientifique, une technique d’animation vidéo, une théorie politique. En se renvoyant la balle, ils produisent des exemples et des variations, et les partagent pour leur plaisir mutuel, générant ainsi une énergie positive. La nouvelle scène attire les fanatiques. Et même si les fanatiques ne créent pas, ils apportent leur énergie (temps, argent, soutien, organisation, analyse) pour porter les créateurs.

Bien sûr, par nature les créateurs et les fanatiques sont tous des geeks. Ils adorent la nouveauté, ils sont fascinés par tous ses tenants et aboutissants ésotériques et ils passent tout leur temps à la fabriquer ou à en parler.”

Mais où sont les scenius aujourd’hui ?

Nos défacultés, enfants terribles de l’hyperspécialisation, seraient-elles responsables de la raréfaction de ceux qui ont gardé leurs antennes et des Scenius ?

Et quelle serait alors une approche plus intégrative et plus curieuse des modes de connaissances (rationnels, intuitifs et imaginatifs). Quel serait un mode éducatif plus fécond à l’heure de la data et de l’IA ?

L’historien des civilisations Richard Tarnas s’interrogeait récemment sur les capacités que nous avions perdues dans ces chemins balisés de la connaissance qui ne se croisent plus.

Serions nous, dans ces autoroutes à sens unique, capables de retrouver la beauté du Duende, de saisir l’âme du Mono Aware Japonais

Nous ne savons plus habiter le monde constatait la philosophe Karine Safa il y a quelques années. Pourrons-nous retrouver une manière plus intense, reliée et féconde d’y vivre ? Peut-on de nouveau être “sensible aux sensibilités” comme l’exprimait William James.

Dans ce divorce au long court entre l’esprit et la nature, aurions nous perdu un certain accès poétique, intuitif, imaginatif à la réalité, une capacité innée d’émerveillement qui nous empêcherait aujourd’hui de prendre la mesure de nos dérèglements climatiques, économiques et géopolitiques ou de sortir par le haut de nos polycrises ?

Qu’avons nous perdu en route qui empêche tout espoir, vision du futur, réenchantement et renaissance ? La façon croissante dont nous avons de nous considérer comme une collection d’objets et non une communion de sujets empêche t-elle de nouvelles histoires d’éclore ?

Et si ces quêtes sans fin de révélations sous ayahuasca poursuivis par les tenants les plus acharnés du Logos ou le renouveau des Religions of no Religions au sens de John Vervaeke n’étaient que l’expression d’un irrésistible besoin d’accoucher de nouveaux Mythes, de retrouver d’anciens savoir indigènes oubliés. Des savoirs engrammés au temps où la “participation au monde” existait encore.

«Quant au futur, il est bien plus important d’avoir de l’imagination que d’avoir raison. » rappelait Alvin Toffler. Et c’est peut être l’un des plus grands défis d’une époque littéralement hors-sol, retrouver le contact charnel d’un monde médié par les écrans. Nous sortir de nos défacultés qui sont autant d’impuissances acquises car on ne peut pas bâtir ce qu’on n’imagine pas. 

C’est le grand espoir que portait Barfield à la fin de sa vie. Notre capacité à retrouver dans le monde moderne ce qu’il appelait une “participation finale”, une réintégration consciente et volontaire de l’esprit avec la nature et l’immédiateté du monde.

Nous devons nous rappeler qui nous sommes.

Il nous faut de nouveau le monde…“Le monde chico…et tout ce qu’il y a dedans.”