Cynthia Fleury : comment faire société demain ? - Umanz

Cynthia Fleury : comment faire société demain ?

Polarisation, recul du sentiment démocratique, accélération technologique, changements de paradigmes économiques et sociétaux, comment la philosophie peut-elle comprendre et interroger un monde complexe et ambigu ?

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, croisée en marge de son intervention à l’USI a accepté de répondre aux questions de Umanz.

Umanz- Les démocraties sont-elles soignables ?

Cynthia Fleury : Utiliser la métaphore médicale pour parler des démocraties sert à interroger les soubassements de l’acte de gouverner : sont-ce, par exemple, le fait d’éduquer et de rendre capacitaires les individus (soigner) ? 

Est-il judicieux de percevoir la démocratie comme un corps dont on rechercherait l’homéostasie, l’équilibre, plutôt que la croissance à tout crin ? Disons un corps qui serait capable de tomber malade et de s’en relever ? Qu’est-ce que serait alors l’idée d’une santé démocratique ? Serait-ce par exemple la capacité de ces dernières à endiguer les processus de ressentiment collectif et individuel ? 

Umanz – Dans ce cadre : comment encore faire société demain ?

Cynthia Fleury : AU XXIe siècle, on ne fait pas « société » comme avant : nous ne sommes plus, à raison, dans la massification avec les risques totalitaires, ultra consuméristes que nous avons connus. Il s’agit de respecter l’individualisme, tout en contrôlant ses dérives d’atomisation du social, donc de privilégier l’individuation et de voir comment celle-ci s’articule avec le collectif, en créant précisément des nouvelles manières de faire solidarité.

Il s’agit de préserver l”individualisme en contrôlant les dérives d’atomisation du social

 Aujourd’hui, nous faisons société quand nous pratiquons l’économie plus solidaire, en lien avec la mondialisation, mais soucieuse d’un ancrage territorial, en créant des tiers-lieux dédiés au savoir et à d’autres formes de production, en inventant un usage citoyen des réseaux sociaux, en créant du plaidoyer (à visée normative) avec les associations citoyennes et de patients, etc… 

Umanz – Que vous inspire un monde où certaines Entreprises deviennent plus puissantes que les Etats ?

Cynthia Fleury : Mettre en concurrence des intérêts particuliers actionnariaux d’un côté avec des préférences collectives nationales, représentées par un parlement, est délirant, et c’est déjà le cas avec des traités libéraux qui sont une insulte au libéralisme inaugural politique, protecteur des libertés personnelles mais aussi d’un certain type de contrat social. 

Penser un rôle plus « public » des entreprises, des entreprises à mission ou qui participent à leur niveau à une régulation démocratique, me paraît nécessaire

En revanche, penser un rôle plus « public » des entreprises, des entreprises à mission ou qui participent à leur niveau à une régulation démocratique, me paraît nécessaire, même s’il ne s’agit pas de dédouaner l’Etat de sa responsabilité ou de le remplacer.

Umanz- Comment vaincre l’apathie et l’engourdissement dans une société où le cycle de news et des urgences climatiques ou économiques changent en temps réel ?

Cynthia Fleury : Il est vrai que notre espace public s’est considérablement modifié : saturation de l’information, instantanéité, post-vérité, décontextualisation permanente avec les réseaux sociaux, retour de la peste émotionnelle (Reich) où chacun préfère la vindicte à l’argument, mondialisation des images, et notamment celle de la souffrance et de la misère, tout finit par accabler même les plus vigoureux. 

La préservation de la dynamique et de la qualité de l’espace public sont des principes-clés pour le vitalisme de la démocratie

Or la préservation de la dynamique et de la qualité de l’espace public sont des principes-clés pour le vitalisme de la démocratie. Préserver de tels espaces pour penser, échanger, et construire ensemble les normes de demain est déjà une manière de résister à cet engourdissement désenchanté.

 


Biographie de Cynthia Fleury :

Cynthia Fleury, Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la Chaire « Humanités et Santé », est également professeur associée à l’Ecole des Mines (PSL/Mines-Paristech). Sa recherche porte sur les outils de la régulation démocratique. Elle a longtemps enseigné à l’Ecole Polytechnique et à Sciences Po (Paris). Elle est vice-présidente de l’ONG Europanova, organisatrice des Etats Généraux de l’Europe.