L’involonté est un concept constamment chassé de nos vies hyperperformatives, c’est pourtant une idée que je croise de plus en plus souvent dans mes lectures et dans ma vie.
C’est une idée à la fois ancienne et nécessaire. Elle fut professée par une amie de Bossuet, Madame Guyon, mystique et esprit libre du XVIIème siècle, finalement condamnée comme sorcière. C’est aussi un concept d’une redoutable modernité lorsqu’il est évoqué sous le nom de Slack (rien à voir avec une certaine app, bien au contraire) par Zvi Mowshowitz, joueur professionnel de Magic the Gathering et aussi CEO de Metamed.
Car l’involonté n’est pas cette absence de volonté retenue par le dictionnaire, c’est au contraire un acte conscient de présence au non vouloir et à l’absence de désir. Dans nos vies modernes, l’involonté est un art salutaire permettant de nous extraire de nos dashboards publics et privés.
C’est aussi l’idée qui sous-tend la force et la fertilité de la Zone Neutre développée par le plus grand spécialiste des transitions, William Bridges.
Dans l’involonté, il y aussi l’idée de marge, de “jus” que l’on retrouve chez les adeptes du running. C’est un principe que l’on retrouve derrière la règle des 85% appliquée par les plus grands athlètes dont Usain Bolt. C’est toute la nuance du fameux “fais autant qu’il est nécessaire, pas autant qu’il est possible” de Henk Kraaijenhof, coach de Merlene Joyce Ottey, titulaire de 23 médailles d’or.
C’est enfin une attitude que l’on retrouve aussi dans le fameux Wu Weï dérivé du “Non Agir” de Lao-Tseu.
L’involonté c’est l’art de se ménager du vide dans un monde saturé d’injonctions.
Vous devez avoir une pièce ou une certaine heure par jour où vous ne savez pas ce qu’il y a eu dans les journaux ce matin-là. Vous ne savez pas qui sont vos amis. Vous ne savez pas ce que vous devez à qui que ce soit. Vous ne savez pas ce que quelqu’un vous doit. Mais un endroit où vous pouvez simplement expérimenter et faire ressortir ce que vous êtes et ce que vous pourriez être.
Joseph Campbell.
L’essayiste Tom Morgan cite à propos du fameux “Slack” l’exemple du restaurant Joe’s Stone Crab, à Miami, un restaurant indépendant mais incroyablement profitable, bien qu’il soit fermé trois mois par an. Alors que le secteur de la restauration connaît un taux de churn (rotation de personnel) de 75 % par an en moyenne, les employés de Joe’s restent en moyenne 10 ans.
Laisser agir l’involonté, laisser “sédimenter le slack” c’est donner la possibilité aux essentiels de réémerger dans nos vies. Le Slack est une prise de recul salutaire.
Schrödinger a découvert sa fameuse équation en partant camper seul dans les bois, des bouchons dans les oreilles. Albert Einstein était célèbre pour ses longues marches fertiles. John Cleese des Monty Pythons ne se lançait pas dans l’écriture de sketch sans 20 minutes à regarder dans le vide.
Le Slack présente les choses telles qu’elles sont, sans se soucier de leur apparence ou de ce que pensent les autres. Vous pouvez être honnête avec vous-même, peut être pour la première fois. Il est d’ailleurs fréquent que les gens dépourvus de Slack –regardez autour de vous– “ne s’appartiennent plus” note Zvi Mowshowitz.
“Chi va piano va sano –e va lontano” a un double sens. Lontano en Italien est à la fois spatial et temporel précise Nicolas Nassim Taleb.
On perd des années en n’étant pas capable de perdre des heures
Le psychologue Amos Tversky rappelle de son côté que « le secret d’une bonne recherche est toujours d’être un peu sous-employé. On perd des années en n’étant pas capable de perdre des heures ».
Dans “l’usage du vide”, Romain Graziani décrit en profondeur la force des “états réfractaires”, rétifs à la volonté où précisément « vouloir c’est ne pas pouvoir ». Il invite à ne pas avoir peur du vide, à ne pas le fuir.
Le vide que nos sociétés fuient est un retour au chaos symbolique des rites de passage, c’est aussi une source d’énergie pure avance William Bridges.
“certains états hautement désirables tels que l’aisance gracieuse dans les mouvements, un sommeil rapide et profond, ou une conduite parfaitement naturelle et sans affectation, font partie de ces états réfractaires au vouloir.” explique Romain Graziani. La foi, la gratitude, le sentiment amoureux font partie de ces états.
Ce n’est pas un hasard si les adeptes du Slack ou de la zone neutre font souvent état de perception augmentées de la réalité. “Ce n’est que du point de vue de l’ancienne forme que le chaos semble effrayant.” insiste William Bridges.
Quels sont les effets secondaires de l’involonté ? De la profondeur. De la hauteur. De l’aisance. De la marge de manœuvre dans votre vie professionnelle ou privée. En vérité, le slack vous redonne du jeu.
Et en vous redonnant du jeu, vous ouvrez le jeu.
“Pauvre est la personne sans Slack. Le manque de marge de manœuvre aggrave et piège.” insiste Zvi Mowshowitz.
Car l’involonté est peut-être le dernier amortisseur de nos vies frénétiques et performatives. Un fragile appel à « ne pas céder à l’imaginaire du plein » comme nous y invite Christian Bobin
« Je voulais avoir par effort ce que je ne pouvais acquérir qu’en cessant tout effort » rappelait Jeanne Guyon.
In fine, la leçon du Slack ou de l’involonté c’est que l’humain aussi a besoin de jachère. De même que les enfants ont besoin d’un temps de jeu non structuré.
Le Slack ou l’involonté est peut-être le dernier endroit où se niche l’âme. C’est un temps pour souffler, donc un temps pour respirer. C’est de la marge pour penser à la crête. C’est une attention à soi et aux autres purgée de ses buts. C’est l’idée mystique que l’on retrouve dans le Bhagavad Gita et de nombreuses spiritualités de “l’arbre détaché de ses fruits.”
C’est sans doute pour cette raison que les gens qui ont du Slack et se font le cadeau de l’involonté sont des gens longs.