Ghislain Deslandes, est professeur à l’ESCP et directeur scientifique du MS Médias, c’est aussi l’une des personnalités activement suivie sur LinkedIn où il dissèque le monde tel qu’il va, dans des chroniques pertinentes, décalées et toujours perspicaces.
Il a accepté de répondre à nos questions :
Umanz- Y-a t-il un modèle économique à réinventer ?
Ghislain Deslandes : C’est une question glissante et pour le moins clivante qui appelle parmi les “observateurs” deux postures radicalement opposées : celle qui exige de tout changer et de renverser la table, ou la réponse de type TINA : Il n’y pas d’alternative (There is No Alternative). Libido dominandi pour les uns, libido sciendi pour les autres, comme aurait peut-être dit Augustin.
J’essaie, si un telle position est encore possible, de situer mon travail de recherche sur un autre plan. Ce qui m’intéresse c’est la question du management proprement dite, laquelle n’est pas près de disparaître, et qu’il convient de repenser, dans un cadre qui est le nôtre et qui a profondément changé. J’essaie donc de me placer en cela au niveau où la philosophe Simone Weil se situait elle-même, elle qui recherchait une méthode d’organisation qui satisfasse les travailleurs et leur relation au monde. Et qui, comme elle le déclarait dans sa critique du taylorisme, place les êtres à la place des choses, au lieu de mettre les choses à la place des êtres.
Ce niveau de réflexion “managérial” est aussi paradoxalement celui, en quelque mesure, d’un retour à l’Oikonomia, au sens des Grecs anciens. Dans cette perspective, il s’agit de considérer l’organisation non comme une suite logique de nombres et de process, mais comme un lieu d’histoire et de réalisation où tout n’est pas quantifiable et mesurable. Où il s’agit de construire des organisations, en ressuscitant les valeurs d’habileté, de délicatesse et de savoir–vivre, où l’action du manager est d’abord de générer de l’affectio societatis en faisant appel au sens de l’autonomie et à l’intelligence des individus.
Umanz- A quoi pourraient ressembler les entreprises du XXIème siècle ?
Ghislain Deslandes : Nous sommes entrés de plain pied dans l’ère du téléguidage algorithmique et numérique du transport, du commerce, de la facturation ou de la relation client. Nous évoluons donc dans un quasi-Panoptikon numérique qui fait de nous des idiots potentiels et nous dépossède de notre capacité à nous comprendre nous-même. Aujourd’hui l’algorithme de Facebook nous connaît mieux que nos proches ne nous connaissent…
Nous assistons aussi à une “prolétarisation des élites” au sens de Bernard Stiegler, car dépossédées de leur savoir et de plus en plus remplaçables par l’automatisation (il ne s’agit pas ici de paupérisation matérielle mais culturelle). C’est l’axe central de ce qu’ Alvesson et Spicer dénoncent dans les Stupidity Based Organisations qui font faire à des surdiplômés qui parlent cinq langues des choses de plus en plus idiotes. Le résultat ? Un manque de réflexion de plus en plus visible où l’on agit par automatisme, “sans savoir”, et surtout où l’on n’interroge plus les conséquences de nos actions. La question du pourquoi n’est plus jamais posée.
La philosophie est d’un grand secours dans cet appel à un mode de management non plus seulement fondé sur le chiffre et la quantité. Il faut rappeler de ce point de vue que pour Pascal par exemple, la philosophie a pour premier rôle de “régler un hôpital de fous”, ici les organisations, en tendant un miroir aux “puissants” (qu’il appelait, en son temps, les “Grands”).
Umanz- Dans ce cas que proposez-vous ?
Ghislain Deslandes : Le management du futur est à inventer en effet. A partir notamment de trois “ingrédients” oubliés :
– Le jugement/regard humain, trop souvent disqualifié…La fameuse “honte prométhéenne de l’humain” (Günther Anders) qui délègue sa responsabilité à la machine.
– La bio-diversité des évaluations pour s’oppose à ce qu’Alain Supiot appelle la gouvernance par les nombres. Le management c’est aussi de “sentir” les choses, les gens, les tensions etc… et dans ce cadre l’expérience managériale, parfois trop vite oubliée, joue un grand rôle.
– La capacité à désapprendre pour sortir de nos certitudes et la faculté d’entretenir un rapport avec l’inutilité (ou l’utilité de l’inutile pour reprendre l’expression d’Ordine) afin de se reconnecter au monde.
Au final c’est l’enseignement des humanités, de l’histoire de l’art, des lettres, qui est à réhabiliter, notamment dans nos projets de formation, pour être à nouveau capable de penser par soi–même et, parfois, contre soi-même.
Umanz- La croissance a t-elle encore un sens ?
Ghislain Deslandes : Encore une fois j’essaie de pas me situer immédiatement dans le débat croissance versus décroissance. Mais qui souhaite sérieusement s’opposer au développement économique des sociétés, considéré dans un sens plus général ? Deux questions -immédiates, mais il y en a d’autres notamment environnementales- me semblent importantes pour les développements futurs de notre civilisation “industrielle” : quels métiers ne seront pas détruits par les algorithmes. Et, au delà, comment trouver des complémentarités avec l’IA ?
J’estime qu’il n’y aura du développement économique que si et seulement si on parie sur les soft skills, loin de la mémorisation et du calcul, puisque cela, la machine s’en chargera mieux que nous le pouvons. A Hong Kong, le VC Deep Knowledge Ventures a d’ailleurs déjà nommé une IA membre de son conseil d’administration.
La réponse de la coexistence avec l’intelligence artificielle tiendra dans la capacité à retrouver un rapport harmonieux entre les êtres et les choses. Un équilibre convenable, de bonne proportion, entre la qualité et la quantité, la recherche du metron grec, du sens juste.. Cela peut passer par la croissance dans certains contextes, pour atteindre une taille critique par exemple, mais aussi par la décroissance quand le développement économique crée trop d’externalités négatives.
Là encore, la philosophie offre du sens et de la perspective, un moyen d’être au monde pour l’homme (en particulier le/la manager) soumis(e) à la pression du chiffre, comme je l’évoque dans ma Critique de la condition managériale (PUF, 2016). Ce qu’on attend d’un manager, c’est de pouvoir émettre des doutes, de nuancer, de percevoir la singularité des situations et surtout, de sortir des évidences.
Autant d’éléments, philosophiques et historiques donc, pour reprendre de fond en comble nos conceptions de ce qu’on appelle parfois la “science de l’action collective”.
Biographie de Ghislain Deslandes :
Ghislain Deslandes, est Professeur à ESCP Europe (campus de Paris) et directeur scientifique du MS Médias. Il est actuellement Directeur de programme au Collège International de Philosophie (Ciph). Ses enseignements et ses recherches portent sur la communication, le management et l’éthique. Ses plus récentes recherches ont été publiées dans Journal of Business Ethics, Leadership, Organization et Organization Studies.
1970 Naissance à Angers
1994 Directeur associé de CoPlaNet (Groupe Fi Sytem)
1997 Directeur scientifique MS Médias à ESCP Europe
2000 Doctorat de philosophie (Université Paris 1)
2003 Président de Worldex Media
2007 Cède le contrôle de Worldex Media
2011 ITP, Kellogg School of Management (Northwestern University)
2012 Habilitation à diriger des recherches en science de gestion (Université Paris Dauphine)
2013 Directeur de programme au Collège International de Philosophie
2014 Essai sur les données philosophiques du management (PUF). Prix Fnege/EFMD du meilleur essai.
2015 Créé le cours « Humanités et management » à ESCP Europe
2016 Critique de la condition managériale (PUF)
2017 Membre du conseil d’administration de la Société des Amis de Port-Royal
2018 Antiphilosophie du christianisme (Editions Ovadia).