“Car celui qui saute dans le vide n’a plus de comptes à rendre à ceux qui le regardent.”
Jean-Luc Godard
Dans la série médiévale que je regardais en boucle petit, l’histoire se déroulait à peu près sur la même trame :
“Mais où est Godefroy ?” tempêtait le Roi ou le Seigneur du Chateau. “Il est parti tantôt affronter les anglois à la sortie du bois” disait sa fille admirative. Le bourgmestre, un peu lâche, un peu gras et carrément couard répondait alors : “Le fôl !”
“Ah quel diable d’homme” renchérissait le conseiller du roi un peu sournois et visqueux.
Qu’il s’agisse de Duguesclin, du Capitaine Fracasse, de Cortez qui brûle ses bateaux, de Marie Curie, de Vaiana, Buzz l’éclair ou de Raiponce les audacieux ont tous un peu le même profil. On les admire, mais on ne souhaite pas forcément la vie qui va avec.
En fait, l’audacieux est rare. Je dirai même qu’il est, d’un point de vue strictement mathématique, nativement improbable.
En 1911 le célèbre explorateur Ernest Shackleton fit paraître l’annonce suivante dans les journaux Londoniens :

“HOMMES RECHERCHÉS
pour un voyage dangereux, un petit salaire, un froid glacial, de longs mois d’obscurité totale, un danger constant, un retour à bon port incertain, honneur et reconnaissance en cas de succès.
Répondre à : Ernest Shackleton 4 Burlington st.”
Il trouva 28 hommes. Ces 28 hommes revinrent sains et saufs malgré des conditions atroces. Ces hommes avaient le Thumos cette énergie impétueuse que les Grecs attribuaient aux guerriers et aux héros.
Mais quel est le secret de l’audace ?
Pensez aux gens audacieux autour de vous.
Les gens audacieux vont souvent à l’encontre de la sagesse, du bon sens populaire et du comportement “de bon père de famille”,
Ils n’ont pas de solution de repli, pas de plan B, ni de filet de sécurité. Ils sont souvent All In comme disent les Anglo-Saxons
Alors comment reconnaît-on l’audace ?
Souvent les gens audacieux affichent plusieurs attributs distinctifs :
1- Ils assument les Conséquences
Le célèbre -et très polémique- entraîneur de Football José Mourinho a une montre de luxe derrière laquelle il a fait graver ces mots : “Je n’ai pas peur des conséquences de mes propres décisions”.
Il y a 20 ans le patron d’Ariane Espace avait assimilé les ambitions de Space X à celle d’un enfant “qui joue avec un feu d’artifice et pense que la fusée va gentiment revenir dans sa main.” Cette moquerie a mal vieilli. Pour être parfaitement honnête je dirai qu’Elon Musk aussi. L’hubris reste, périodiquement, le plus grand ennemi de l’audace.
Mais revenons à nos amis audacieux. Les audacieux réunissent deux talents assez rares. Non seulement ils n’ont pas peur des conséquences, mais il les assument.
Comme disait Kanye West, à son époque pré-dérapage et dans une prophétie étrangement auto-réalisatrice : “Si vous voulez ces idées de dingues et ces scènes de dingues, cette musique de dingues et cette façon dingue de penser, il y a une chance que cela vienne d’une personne dingue. »
2- Ils sont capables de tenir une note longtemps
Ils font preuve d’une persistance remarquable qui frise parfois la folie. On retrouve cette obsession extrême chez Edison et ses 4500 essais pour trouver le filament de l’ampoule électrique ou chez Bernard Palissy qui attaquait son parquet à la hache sous les yeux de sa famille affolée pour faire un nième feu et percer le secret de la faïence.

Généralement, ils n’ont pas bonne presse mais savent ignorer les critiques et donc le regard de l’autre.
Peut-être savent-ils qu’il n’y a jamais eu de statues érigées en l’honneur des critiques.
Voilà ce que disait de la toile “impression soleil levant” de Monnet le critique d’art star de l’époque Louis Leroy : « Le papier peint à l’état embryonnaire est plus fini que cette marine. »

Car la nouveauté est souvent rejetée. Et le nouveau a besoin d’ami. Songez aux critiques qu’a reçues Coco Chanel lors de l’introduction de son tailleur dans les années 50, des concurrents plus classiques aux robes plus opulentes y voyaient “un costume de petite vieille”, et certains critiques de mode de l’époque “un uniforme de gouvernante.”
Songez quelques années plus tard à Dick Fosbury athlète du saut en hauteur qui a développé sa technique aujourd’hui universelle de saut en hauteur à l’envers alors qu’il était simple lycéen dans l’Oregon à la Medford High School en 1963.
En 1968, il est sélectionné pour les jeux Olympiques. Voila ce que dit de lui la presse à l’époque et les différentes moqueries dont il fait l’objet : « Le sauteur en hauteur le plus paresseux du monde » titre un journal, « un poisson qui tombe dans un bateau » ajoute un autre « un chameau à deux pattes » renchérit le troisième en référence à sa course d’élan. Le Los Angeles Times estimant de son côté qu’il ressemblait à « un type que l’on pousse d’une fenêtre de 30 étages ».
Heureusement, l’audacieux a comme une cape d’imperméabilité très particulière. Il est sourd et aveugle aux critiques…Il a, pourrait-on dire, une sensibilité de gnou.
Pourtant, elle reste poreuse au progrès et aux avancées
On dit souvent que l’audacieux est compliqué. C’est très vrai, un audacieux ne se résout jamais. Et par définition, quelque chose ou quelqu’un qui ne se résout jamais est compliqué.
3- Son action de départ défie la probabilité
L’audacieux reproduit l’éternel mythe de David contre Goliath
Le contrepoids de son défi aux probabilités est qu’il a une confiance disproportionnée, comme un habit trop large pour lui.
L’audacieux est capable de souffrir longtemps du ridicule. Il ne recherche ni l’argent, ni les honneurs mais quelque chose qui vient de l’intérieur.
Quelque chose que l’on pourrait appeler la nécessité d’être. Il a besoin de poser un verbe sur le monde. Un verbe comme découvrir, créer, inventer, trouver.
On notera souvent chez l’audacieux une disproportion. On dira qu’il a comme pour Steve Jobs un champ de distorsion de la réalité, une détermination qui défie les statistiques. C’est Hugo déclarant dans sa prime jeunesse : “je serai Stendhal ou rien”.
Cela fait de l’audacieux un être littéralement improbable. Et comme tout être improbable. Il a aussi un sens inné de l’antidata.
Comme dirait Nicole Notat : “ils n’ont pas attendu les statistiques sur la demande de franchissement de rivière ou de traversée à la nage pour construire des ponts.”
En fait, ce sont à la fois des bruleurs de bateaux ET des constructeurs de ponts.
4 – C’est un incroyable poseur de “What if ?”
L’audacieux a enfin une imagination, hors norme, hors cadre. Dans sa plus pure expression, c’est un voyageur temporel qui a la capacité de voir un avenir incréé.
Un audacieux est capable de poser une question différente comme celle d’Einstein : “cela ferait quoi de chevaucher un éclair ?”
Et ce qui rend cet audacieux doublement rare, c’est souvent qu’il doit vendre ses projets à une foule sceptique, raisonnable et consciente des statistiques.
Songez qu’au moment même où Colomb vendait sa fameuse nouvelle route des Indes à Isabelle de Castille, une flotte perdait en moyenne 30% de ses navires.
Sur les quatre voyages de Colomb (1492-1504) il aura perdu 9 navires sur 17, soit 53% de ses bâtiments. Plus tard, Vasco de Gama perdra 75% de ses navires tandis que Magellan verra 80% de sa flotte couler tout en perdant 93% de ses marins.
Quelle course, quelle expédition serait autorisée avec de telles stats aujourd’hui.
Et c’est ce qui rend l’audace si rare et l’audacieux si unique, il réunit en une seule personne une équation difficile : l’intelligence d’un Géo-Trouvetout et le bagout d’un commercial hors pair capable de vendre de la glace aux esquimaux.
In fine, les gens audacieux sont des gens libres. Ils sont rares. Car ils sont libérés du regard des autres. Sartre discernait chez les audacieux cette capacité unique de transcender les normes sociales mais aussi d’en redéfinir l’essence.
Gandhi, qui a affronté sans violence l’empire le plus puissant de l’époque avait cette fameuse phrase qui est devenue au fil du temps la bannière des audacieux : “D’abord ils vous ignorent, après ils se moquent de vous, puis ils vous combattent et après vous gagnez.”
Peu de personnes sont capables de survivre physiquement et mentalement à ces trois obstacles.
Car au fond, un audacieux est un ignorant qui n’a pas -qui n’a jamais- les moyens de sa politique.
Il a la fougue de l’idiot et la ferveur de l’illuminé. Et, comme nous l’avons vu, c’est un être hautement improbable dans tous les sens du terme.
Mais il existe et ce n’est pas le moindre miracle car c’est lui qui change le monde.
L’autre miracle c’est qu’il est probable que vous ayez ces “improbables” autour de vous dans vos familles, dans vos organisations.
Peut être êtes-vous, vous-même, cet éternel improbable ?
Souvenez vous aussi que les destins sont toujours improbables. Après tout, seuls 27% des gens exercent une profession correspondant à leur diplôme.
Parmi ceux-ci, il y avait d’ailleurs un autre de ces improbables audacieux, il disait de lui même :
“En entrant au collège, un test d’aptitude m’a suggéré deux carrières : « Responsable de la Chambre de Commerce » et « Publicitaire ». J’ai choisi de devenir batteur à la place. Pourtant, de nombreuses années plus tard, je me suis retrouvé dans la publicité quand même. Allez comprendre.”
Cette homme c’est Ken Segall de TBWA/Chiat/Day et c’est l’auteur de ce magnifique texte écrit pour un autre improbable légendaire.
Un texte qui depuis plus de vingt ans inspire des générations d’autres improbables.
“À vous Les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents… Tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les admirer ou les désapprouver, les glorifier ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils créent, ils inspirent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, nous voyons du génie. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent.”
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