Qu'est-ce qu'écrire vrai ? - Umanz

Qu’est-ce qu’écrire vrai ?

Qu’est-ce qu’écrire vrai ?

“Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez moi la vérité. je me suis assis à une table où nourriture et vins riches étaient en abondance, et le service obséquieux, mais où n’étaient ni sincérité, ni vérité ; et c’est affamé que j’ai quitté l’inhospitalière maison.”

Henry David Thoreau

On me dit que ChatGPT pourra tout faire, que sa production sera indiscernable des grands écrivains et des grands poètes. Mais si ChatGPT écrit avec des mots moyennés et des mots calculés, peut-il écrire des mots vrais lui qui ne croit en rien, qui n’a ni sang, ni émotion, ni mort inéluctable ?

Et qu’est-ce qu’écrire vrai, écrire sans paupières, quand on est écrivain ?

À vrai dire, je ne m’y attendais pas…Écrire vrai, c’est aimer les paradoxes..

Le vrai c’est du vécu inexprimé

“J’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets.”

Pourquoi cette phrase de Sartre m’agrippe, pourquoi me semble t-elle striée de vrai.

Si je me remémore les trois ou quatre phrases qui ont laissé des traces de vrai, je note qu’elles restent car elles ramènent à la surface du vécu, mais un vécu resté à l’état latent. Un vécu inexprimé. Une intuition qui attendait d’éclore.

Les grands écrivains ont le don de faire émerger nos pensées enfouies. Écrire vrai c’est d’abord ressusciter l’inexprimé.

Le vrai n’a pas à être dit

Parfois et c’est le cas chez les plus grands écrivains. Le vrai n’a pas à être dit, il est à peine suggéré. Une phrase suffit à cadrer le personnage. Prenez : “Aujourd’hui Maman est morte, ou peut-être hier je ne sais pas” de L’étranger. Tout de suite on perçoit la vérité et la monstrueuse et froide indifférence de Meursault pour Camus.

La plus pure des vérités se niche souvent, en creux, dans l’implicite. C’est peut être ça l’injonction secrète de l’écrivaine et journaliste Colette au début du XXème siècle : “avec des mots de tout le monde écrire comme personne.”

Écrire vrai, c’est un talent qui cloue l’hyperspecifique à l’universel comme dans cette phrase du romancier Chuck Palahniuk si simple en apparence mais si gorgée de vrai : “nous n’avons pas de cicatrice à montrer pour le bonheur.”

Écrire vrai, c’est inventer

Alors demain, déjouer les algorithmes, ce sera peut-être créer de nouveaux mots. Les mots inventés du Dictionary of Obscure Sorrows savent dire les émotions indéfinissables et traduire nos angoisses humaines avec des mots qui n’existaient pas hier.

Prenez “Sonder” qui décrit cette prise de conscience d’être entouré de milliers de vies ignorées d’inconnus croisés dans le bus et dans le métro, Prenez “Vermodälen” un terme pour décrire l’étrange lassitude venant de la similarité plate de photographies de lieux soi-disant uniques mais vues et revues des milliers de fois sur les réseaux sociaux.

Prenez les mots “emparouille », « endosque » ou « roupète » chez Michaux. Ou bien prenez le “Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout.” du Voyage au bout de la nuit. Qui a un jour prononcé des paroles plus vraies sur New York ?

« Tout ce que vous devez faire, c’est écrire une phrase vraie. Écrivez la phrase la plus vraie que vous connaissez. »
Hemingway, Conseils d’écriture

J’ai essayé. J’ai cherché la phrase la plus sincère, la plus indiscutable pour entrer dans cet article. Et une évidence s’est imposée : pour toucher au vrai, il faut inventer.

Car les mots imaginés peuvent résonner plus profondément que la simple restitution des faits. Une réalité brute peut être exacte sans être juste. À l’inverse, une histoire façonnée avec sincérité peut révéler une vérité plus grande que le réel lui-même.

L’écriture ne cherche pas la précision du monde tangible, mais l’écho d’un ressenti, une vibration intime qui transcende la réalité.

C’est ainsi que la fiction dépasse parfois le réel : elle donne forme à une expérience intérieure, un paysage psychologique ou émotionnel que les faits seuls ne suffisent pas à capter.

N’y-a-t’il pas une vérité émotionnelle plus puissante que la réalité elle-même ?

Écrire vrai, ce n’est pas retranscrire, c’est révéler. L’authenticité d’un sentiment l’emporte sur la froide exactitude des événements, car elle verbalise l’indicible, ce que le réel laisse dans l’ombre.

On ne cherche pas seulement une vérité, mais une résonance. Une connexion d’âme à âme, qui ne repose pas sur un mot en soi, mais sur ce fil invisible qui relie l’expérience intime des êtres.

Le subjectif vrai

L’écriture vraie est donc une écriture immersive, celle qui veut partager une vision, une subjectivité, un vécu intérieur.

Mais, et c’est là où réside le paradoxe, bien qu’elle dépende entièrement du sujet qui l’écrit, elle tend à s’élever vers l’universel.

Rien ne saisit autant la sensation de réel que l’écriture. La photographie, si précise soit-elle, ne fait que figer l’instant. L’écriture, elle, saisit sur le papier une séquence de vie dans toutes ses dimensions, elle est le subjectif vrai, par opposition à l’objectif de l’appareil photo.

Écrire vrai, c’est révéler ce qu’on cache, non ce qu’on montre

“L’homme est moins lui-même quand il est sincère, donnez-lui un masque et il dira la vérité” Oscar Wilde.

L’écriture vraie implique un retournement du masque social : elle est un acte volontaire de vulnérabilité. Celle qui transperce la carapace de la persona (notre mise en scène sociale selon Carl Jung) pour se montrer au monde.

On écrit vrai lorsqu’on accepte de dire ce qu’on ne dit jamais, par pudeur, par honte, par stratégie sociale.

Écrire vrai, c’est inventer son langage

Car écrire vrai, ce n’est pas écrire juste, c’est écrire juste pour soi.

L’écrivain ne cherche pas tant à représenter fidèlement la réalité qu’à trouver un langage qui exprime le monde tel qu’il le ressent.

Sorj Chalandon est un ancien journaliste de guerre qui a couvert les plus grands conflits de la fin du siècle. Aujourd’hui, il est devenu romancier.

Son histoire est fascinante, et il en parle de manière détournée dans ses romans.

C’est la première chose que j’admire dans sa manière d’écrire. Il arrive à puiser dans son histoire, sans en faire un récit autobiographique.

Ses romans sont nourris de souvenirs et d’inventions, d’arrangements avec le réel, de fantasmes et de peurs inavoués. Et les deux s’entremêlent joyeusement. On lui demande souvent : mais, qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ?

Il refuse toujours de répondre.

“Y’a des choses qui me sont extrêmement proches, d’autres qui sont différentes, je ne jouerai pas à “est-ce que la page 12 est vraie, est-ce que l’anecdote de la page 14 s’est vraiment passée comme ça ? C’est un roman.”

Son écriture touche à la sublimation du réel :

“Je marche parfois la nuit pour recueillir un mot. (…) je me suis demandé si je pouvais écrire le ciel sans autre mot que ciel. Comment décrire cet état de lumière. Comment approcher l’évident, le simple, des feuilles qui frissonnent.

Parce qu’écrire frissonner, c’est déjà s’éloigner de la feuille. Elles ne frissonnent pas les feuilles. Elles font tout autre chose que ce qu’en dit le vent. Elles ne bougent pas, ne remuent pas, ne palpitent pas. Elles feuillent, les feuilles. Elles font leur bruit, sans autre mot. Et le ciel, il nuage.”

Sorj Chalandon

C’est, pour moi, le passage le plus vrai que je connaisse.

Il dit tout. Il révèle à quel point il est difficile de s’extraire du langage pour toucher le réel. Car le mot, par essence, déforme. Il tente d’attraper l’instant, mais ne fait que l’entourer. Le vrai, lui, échappe aux mots. Il appartient à ce qui se ressent avant de se dire.

Mais alors, comment capturer l’insaisissable ? Comment donner forme à l’invisible sans l’enfermer dans un cadre trop étroit ? Je n’ai pas la réponse. Mais peut-être que la “vraie écriture” commence ici : dans cette tension vers ce qui ne peut être saisi entièrement.

Cette réflexion me rappelle une expérience menée par un médecin américain. Il voulait mesurer le poids de l’âme humaine.

En pesant des patients à l’instant de leur mort, il aurait observé une perte soudaine de 21 grammes, comme si le corps s’allégeait du souffle vital, du poids invisible de l’existence.

À l’heure où l’intelligence artificielle façonne des textes toujours plus sophistiqués, c’est peut-être là que réside la seule frontière infranchissable du vrai : le poids de l’âme, ce supplément d’être qui alourdit chaque mot et le transforme en caisse de résonance.


L’essai que vous venez de lire à été écrit à deux mains par Patrick Kervern, éditeur de Umanz et Kevin Pujol, éditeur de l’excellente newsletter le Bateleur.

* La Bocca de la Verita ou bouche de la vérité est une mystérieuse statue que l’on trouve à Rome dans l’église Santa Maria in Cosmedin. Elle daterait du 1er siècle. Masque Païen du 1er siècle ou antique bouche d’égout…on ne connait pas son origine exacte. La légende raconte qu’elle coupe la main de toute personne ne disant pas la vérité.