Le jour où tout a ralenti ou le retour du temps dense - Umanz

Le jour où tout a ralenti ou le retour du temps dense

Le temps nous a été violemment livré en bloc. L’étrangeté et l’installation progressive d’une nouvelle normalité poussent à retrouver, occuper, densifier le temps seul ou en famille.

Loin de la perpétuelle agitation, ce  ralentissement forcé ouvre une autre manière de vivre et de contempler le temps. Au cours des siècles, de nombreux écrivains nous ont laissé quelques pistes pour mettre du poids dans nos vies et densifier le temps :

Comme l’avait compris Camus :

De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter.”

Mais notre responsabilité est lourde, comme le soulignait Sylvain Tesson il y a quelques jours :

Soit nous réussissons à faire de cette traversée du temps retrouvé une expérience proustienne (mémoire, pastille à la Bergamote) soit c’est le vrai effondrement : celui de soi-même. “

C’est de ce temps là dont nous parlons. Nous parlons de retrouver le temps de vivre puisqu’il nous est donné en abondance comme le reflète Anna de Noailles dans sa puissante méditation sur le “Temps de vivre” :

“Déjà la vie ardente incline vers le soir,

Respire ta jeunesse,

Le temps est court qui va de la vigne au pressoir,

De l’aube au jour qui baisse.

Garde ton âme ouverte aux parfums d’alentour,

Aux mouvements de l’onde,

Aime l’effort, l’espoir, l’orgueil, aime l’amour,

C’est la chose profonde”

Prendre le temps d’approfondir “l’apocalypse à l’envers” que nous avons parfois le sentiment de parcourir mais aussi et surtout de “Rêver d’un pays” comme nous y invite Aragon :

« C’était le temps où je parcourais cette apocalypse à l’envers, fermant l’œil pour me trouver dans la féerie aux mains nues, et tout manquait à l’existence, oh qui dira le prix d’un clou? mais c’étaient les chantiers de ce qui va venir, et qu’au rabot les copeaux étaient blonds, et douce aux pieds la boue, et plus forte que le vent la chanson d’homme à la lèvre gercée!

J’ai rêvé d’un pays tout le long de ma vie, un pays qui ressemble à la douceur d’aimer, à l’amère douceur d’aimer.

Aragon, La Mise à Mort

Dans cette prodigieuse redécouverte de l’essentiel, le temps dense que nous retrouvons marque la sortie du temps inquiet, calculable, du temps comptable.

Il nous fait apprécier  l’utilité de l’inutile comme le rappelle Ionesco :

« L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art; et un pays où l’on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine. »

Eugène Ionesco

Le temps dense c’est aussi une découverte de l’art de ne rien faire. C’est aussi savoir, ralentir au point de pouvoir “Contempler le temps” comme dans ce somptueux texte de Ray Bradbury sur le temps :

“Des livres lui dégringolaient sur les épaules, les bras, le visage. Un volume lui atterrit dans les mains, presque docilement, comme un pigeon blanc, les ailes palpitantes. Dans la pénombre tremblotante, une page resta ouverte, comme une plume neigeuse sur laquelle des mots auraient été peints avec la plus extrême délicatesse. Dans la bousculade et l’effervescence générale, Montag n’eut que le temps d’en lire une ligne, mais elle flamboya dans son esprit durant la minute suivante, comme imprimée au fer rouge. « Le temps s’est endormi dans le soleil de l’après-midi ». 

Il lâcha le livre.

Ray Bradbury, Farenheit 451

 

C’est enfin, ce souvenir intime que : “Le temps est une dimension de notre être” (Merleau-Ponty) cette compréhension dense que le temps est notre seul bien comme le dit avec vérité et délicatesse Sénèque qui nous invite à repenser dès aujourd’hui notre rapport au temps. Et éviter chaque jour de mourir en détail…

 “le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. 

Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail !”

Le temps nous est (re)- donné. Le temps réel a tué le “Real Time”.

Bienvenue dans la vie subite !


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