…C’est le temps qu’il manquerait chaque jour aux dirigeants d’entreprises selon une étude American Express. Ils ne sont pas les seuls à faire ce constat, puisque 71% des salariés estiment également manquer de temps selon une étude de l’Observatoire de l’équilibre des temps et de la parentalité en entreprise. Aujourd’hui, on ne peut plus attendre : recevoir sa livraison le jour-même ou le lendemain, se faire livrer un repas en un temps record, créer une start-up qui doit rapidement être rentable ou encore piloter une entreprise cotée en Bourse au trimestre… le temps qui court, sous l’impulsion des nouvelles technologies, est devenu légion. Nous nous sommes éloignés du temps long, celui où l’on se donnait du temps pour construire et pour durer… dans le temps. Et si un retour au temps long redevenait la condition de notre futur ?
Même si le temps est le même pour tous, nous ne le percevons pas de la même façon et c’est ce rapport différent qui peut déstabiliser. Agissant au présent, nous pouvons nous projeter en regardant le futur mais nous devons également regarder en arrière, pour tirer les leçons du passé. En fonction des langues, nous recourons à l’emploi de formes passées ou de formes futures. Par exemple, nous distinguons dans la langue française le passé, le présent et le futur. A l’inverse, le mandarin qui ne se conjugue pas, ne donne pas à opposer des temps ce qui amène à penser le temps comme des cycles. Dans certaines cultures, l’espace prime sur le temps. Les sociétés amérindiennes par exemple envisagent le temps, non pas en fonction des dates qui ont jalonné l’histoire mais en fonction des lieux, fruits de leurs déplacements.
Chacun perçoit ce paradoxe : avec les nouvelles technologies, les gains, en termes de rapidité d’exécution, sont spectaculaires, les moyens sont décuplés. Pourtant, on a le sentiment d’avoir toujours moins de temps, ce qui peut créer une forme d’angoisse.
Pour se donner du temps court, nous sommes obligés de penser au temps long. C’est en se donnant souplesse et durabilité que l’entreprise peut ancrer les collaborateurs dans le « hors temps », condition sine qua non pour prendre conscience du moment. Cette nécessité est également essentielle pour l’entreprise puisque ses actions sont, en définitive, la somme d’actions individuelles menées par chacun d’entre nous. Il faut, ainsi, redécouvrir les vertus de la patience, en laissant du temps au temps, par exemple.
Mais l’entreprise se transforme, elle doit sans cesse accélérer, se soumettre à des contraintes réglementaires de plus en plus strictes, évoluer avec des collaborateurs dont les attentes changent pour répondre aux enjeux de progrès. Or, comme chacun de ses collaborateurs, l’entreprise possède son propre repère temporel. De la start-up qui met en œuvre les conditions lui permettant de franchir les étapes pour devenir une licorne, à l’ETI qui s’appuie sur une histoire et une marque fortes pour écrire l’avenir, chaque entreprise vit sa propre temporalité. Ainsi, les entreprises familiales, celles qui se sont construites dans le temps et dont le capital est contrôlé par les familles cherchent avant tout à durer. S’inscrire dans le long terme constitue à la fois un objectif et une valeur. Elles ont donc un autre rapport au temps puisqu’elles sont généralement transgénérationnelles, elles ont, dans leur fondement même, intégré la notion de temps long.
Ainsi, pour le dirigeant d’entreprise, si l’on ajoute sans cesse de nouvelles contraintes, gages d’innovation et non de complexité, le rapport au temps est devenu une équation à plusieurs inconnues qui doit être anticipée par un capitaine au long cours, la valeur temps se révélant ainsi une variable stratégique pour l’entreprise en quête de sens. Or, on ne peut emmener une entreprise sur la durée, en termes de croissance et de rentabilité, sans prendre en compte trois empreintes : une empreinte économique, une empreinte environnementale et une empreinte sociale. Sur ce socle repose la pérennité de l’entreprise afin de créer croissance et rentabilité. Et cette marque ne peut se faire que dans la durée.
Le temps ne peut plus être l’ennemi de l’entreprise et de son dirigeant mais au contraire son allié, le temps long de l’avenir repose sur le temps long du passé afin de donner du sens aux actions du quotidien dans l’entreprise. C’est en sachant s’inscrire dans l’histoire d’une société, que nous pourrons donner du sens à nos tâches du quotidien et les mettre en perspective. Le temps contribue donc à redonner de la souplesse dans l’exécution. Et c’est également en se donnant du temps que le chef d’entreprise ne courra plus après. Ainsi, il est bénéfique de s’octroyer une journée par semaine, sans rendez-vous, afin d’être maître de son agenda. Cela ne veut pas dire, ne rien faire, cela ne signifie pas que c’est un temps vide mais c’est simplement se donner la possibilité de choisir ce que l’on souhaite faire. Passer du temps avec ses salariés avec un rapport au temps différent, lire, s’informer et réfléchir pour mieux se projeter. C’est peut-être en ayant l’impression que l’on perd du temps, que l’on en gagne. On ne peut faire ce travail de projection dans l’avenir que si l’on a le temps de faire le bilan régulier de ses actions et d’imaginer ce que sera demain et ainsi retrouver le moteur de l’entrepreneuriat. On conseille généralement aux enfants de s’ennuyer, pour mieux imaginer, et si finalement cette recommandation pouvait être également formulée pour le dirigeant d’entreprise ?
À terme, appelons de nos vœux ce temps long et sa perception, non comme un temps subi, mais au contraire, comme une capsule dans laquelle se ressourcer pour créer et imaginer l’entreprise de demain.
Delphine Jouenne est associée fondatrice du Cabinet Enderby