Rester Normal - Umanz

Rester Normal

Rester Normal

“Nous vivons ici-bas une main serrée sur la gorge.”

Alejandra Pizarnik

Sa phrase m’a pris de court, comme un coup au plexus : “Tu sais il faut être un peu fou pour rester normal”. Pourtant elle avait été prononcée par l’une de mes meilleures amies avec un sourire et beaucoup de douceur dans la voix.

Le problème de cette phrase c’est qu’elle avait de tristes accents de vérité, un peu comme celle-ci entendue avant noël, l’année dernière, “tu sais pour gagner de l’argent aujourd’hui il faut être une machine.”

On en est donc là, dans cette époque étrange où la normalité vacille, où les masques tombent, où le cynisme du plus fort triomphe, où les Mèmes-Présidents ne se cachent plus, ils sont même au pouvoir.

On en est là, à composter l’angoisse.

Composter l’angoisse

Alors bien sûr, rester normal ? Comment fait-on ? On peut se bâtir des digues, fuir les réseaux sociaux, ciseler comme de la dentelle ses filtres de sérendipité, méditer longuement sur l’insight Secret du Bullshit. Mais, comment rester normal quand les digues sautent, quand le vacarme permanent nous atteint dans les lieux les plus reculés.

Comment se tenir loin de ces gens qui ont un circuit imprimé à la place du coeur.

Non, malgré nos firewalls psychologiques on est chaque jour de plus en plus poreux au monde.

Alors rester normal…Il y a t-il une posture possible entre l’égoïsme le plus pur, l’indifférence la plus froide, l’escapisme le plus extrême et le complotisme le plus fou ?

Et à quels niveaux de folie se situent nos normalités ?

J’entends en cette rentrée que dans les boîtes aussi, les compromis, les petits renoncements, le bullshit ascendant et descendant frise l’anormalité, j’entends que les familles sont tendues, que les enfants vont mal, je vois – il faudrait être aveugle ou ne pas savoir compter sur ses doigts- que depuis quelques années les couples explosent. La société est comme un mauvais mariage, nous ne sommes plus en désaccord, comme le note Esther Perel, nous sommes en dégoût les uns des autres.

Alors bien sûr, rester normal…

Se débrancher du spectacle du monde hystérisé par les algorithmes. Et puisque le monde est devenu excessivement visible, fuir le bruit, les extrêmes, les gens si hors-sol qu’ils en deviennent toxiques. Savoir prendre ses distances avec ceux qui à force de sont devenus des pièces indifférentes d’un mécanisme implacable.

Alors bien sûr, on médite tous les paroles prophétiques Jiddu Krishnamurti « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade» devenues le blason de toutes les colères.

Je remâche pour ma part cette petite anecdote que rappelle Daniel Heath Justice, spécialiste de la littérature indigène, à propos de Tolkien. Il fait référence à une interview radiophonique dans laquelle on reprochait à Tolkien d’inciter ses lecteurs à l’escapisme. Lors de cet interview, Tolkien avait proposé cette nuance déconcertante : Il y a une différence entre la fuite du traître et la fuite du captif. Il précisait sa pensée en expliquant que l’évasion n’était pas un retrait du monde, mais un mouvement vers un lieu de sanctuaire afin de pouvoir se réengager dans le monde avec plus de force et de clarté.

Où sont nos lieux de sanctuaire ?

Je crois que rester normal aujourd’hui implique de trouver à la fois ce lieu de sanctuaire dans nos vies hachées mais aussi la capacité, d’être dans l’action et, avec ses propres talents, réengager le monde et œuvrer à sa transformation. C’est peut être ça habiter le monde dans le Gramsci Gap cher à Venkatesh Rao.

 

Je conclus souvent la lettre de Umanz par “Gardez le Cap”. Mais garder le cap n’a jamais été simple. Même si nous avons chaque jour deux choix, deux points qui nous tiennent. La qualité de nos lieux de sanctuaire, et la qualité de nos actions. Dehors et Dedans.

Garder le cap, c’est être à l’œuvre. Et, même avec cette légère inclinaison de la tête, qui traduit notre interrogation permanente face aux dérèglements du monde, rester normal.

Méfie toi des fourmis satisfaites

Mais quels mots nous tiendront ? Peut-être ceux-ci. Ils me tiennent chaque jour…Je les ai trouvés dans cette lettre incroyable de René Char à Francis Curel. Ils ont été écrits dans une France de 1941 en plein chaos.

Puissions nous ne pas oublier cette force, cette volonté et surtout ces repères :

“Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent.

Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment.

Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.»

René Char. 1941.