Le Sens du Futur - Umanz

Le Sens du Futur

Le Sens du Futur

“J’ai grandi devant une télé en bois en 1953 on entendait souvent : le XXIème siècle arrive.

Combien de fois entendez vous parler du XXIIème siècle ?

On ne parle jamais du XXIIème siècle. Nous n’avons plus de futur en ce sens où nous n’avons plus ce genre d’anticipation culturelle”

William Gibson

Comme William Gibson, depuis quelques années je suis hanté par la disparition du Sens du Futur. Comme si, par un curieux pied de nez de l’histoire, le futur était devenu une nostalgie.

Barardi et l’analyste culturel Mark Fisher (“Il y a des non-temps comme il y a des non-endroits”) ont décrit avant moi la triste disparition d’anticipation mais aussi de trépidation qui marquait l’attente du futur, ce sentiment de temps aplati.

Fisher parlait alors d’Hauntology, ce sentiment d’être hanté par des futurs perdus. C’est ce même sentiment qu’évoque le décrypteur de tendance, Matt Klein dans son essai que j’ai traduit pour Umanz sous le titre de Swipe Left, Rien de nouveau .

Pourtant ce sens de futur, beaucoup de gens nés au siècle dernier et biberonnés au mythique “XXIème siècle” semblent l’avoir reçu comme un don de naissance. Un don qui semble avoir disparu.

Je suis allé chaotiquement, en circunambulant, en bon jungien que je suis, à la recherche de ce sens du futur en me demandant comment, un jour, le faire renaître et j’ai trouvé cinq ingrédients, cinq minuscules graines d’espoir que je vous livre sous forme de réflexions pour ouvrir les conversations sur ce sujet qui me tient à coeur.

1- Le Sens de l’incréé

Le sens de l’incréé (ou du non-manifesté) a deux origines claires : l’insatisfaction et le Soshin (l’esprit du débutant).

Le premier ingrédient, Stonien, si j’ose dire, c’est une immense insatisfaction du moment présent. Un insatisfaction qui s’accompagne d’une certaine impatience. Et cette impatience contient un joyau, un germe d’anticipation. Ce n’est pas une impatience triste. C’est une impatience teintée de naïveté et de fol espoir.

“De la disparition du passé, on se console facilement ; c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas.”

Amin Maalouf

Car dans cette impatience et cet inconfort existentiel il y a une potentialité. Ce n’est pas n’importe quelle impatience, c’est l’impatience du Soshin.

Cette impatience est nourrie de naïveté typique de l’esprit du débutant. Insatisfaction, impatience et naïveté sont les trois étincelles qui permettent d’enflammer le sens du futur. Car l’esprit du débutant est à la fois un regard, une énergie et une innocence.

Le moine japonais Shunryu Suzuki, grand zélateur de l’esprit du débutant, proclame :

“dans l’esprit du débutant il y a beaucoup de possibilités et dans celui de l’expert il y en a peu.”

L’esprit du débutant ouvre la capacité de poser des questions, d’envisager des futurs différents et désirables comme le SolarPunk ou encore, comme Einstein, de poser des questions folles, ambitieuses et innocentes comme les questions d’un enfant.

“Qu’est-ce que ça ferait de chevaucher un éclair ?”

…Partant de là, garder le sens du futur c’est aussi garder la capacité de poser des questions. Rappelez-vous qu’un enfant avant 4 ans pose de 200 à 300 questions par jour et que ce chiffre tombe à 50 après 11 ans.

Et cette capacité à poser des questions rejoint l’insight profond de Thomas Kuhn qui a constaté que l’innovation scientifique émanait souvent de personnes plus jeunes ou exerçant dans des champs périphériques.

Le débutant a donc la capacité de poser des questions folles et de tenir un fol espoir. Pour lui, il y a des milliers de futurs possibles. Il possède cette force d’anticipation et cette volonté de façonner le futur.

Comme le dit l’essayiste Venkatesh Rao : « Si vous ne ressentez pas de suspense quant à l’issue d’un événement futur, d’une certaine manière, vous ne ressentez pas du tout le futur. Votre conscience est concentrée uniquement sur le passé et le présent, et pas de la bonne manière.

Pas de suspense, pas d’histoire, pas de futur. »

 
[Ta vie et ses futurs possibles par Tim Urban]

2- Une Curiosité qui dépasse les préoccupations du moment

Comme beaucoup de savants et d’artistes. La personne habitée par le Sens du futur semble développer une curiosité hors norme, une curiosité qui enjambe les époques.

Lorsque vous lisez Magellan de Zweig vous comprenez que la grande préoccupation de l’époque, c’est les épices et la route des épices…”Au commencement étaient les épices” écrira Zweig.

Or que fait Léonard de Vinci à cette époque ? Il dessine les premiers modèles de parachutes et d’hélicoptères.

Car Léonard de Vinci est fou de futur et ce fou de futur est un outsider né. Comme Musset “il est né trop tard dans un monde trop vieux”. C’est quelqu’un qui se situe radicalement hors-époque. C’est un Géo Trouvetou inclassable, on le décrirait, dans notre vocable pathologisant d’aujourd’hui, comme un nerd-aux-intérêts-spécifiques doté d’une furieuse envie de faire arriver quelque chose.

Maisla façon dont la culture populaire nous donne à voir ce type de curieux n’est…pas très populaire.

Car ceux qui voient le futur ou ceux qui veulent faire arriver le futur n’ont pas très bonne presse. Chez Philippe K.Dick, les précogs sont des espèces d’êtres désincarnés baignant dans un liquide amniotique tandis que dans Fondation d’Asimov, Harry Seldon, le psycho historien, est souvent décrit comme un être distant, isolé et énigmatique.

 

Comme je le disais dans ma conférence sur l’audace, le fou de futur a la fougue de l’idiot et la ferveur de l’illuminé.

Un exemple ? Songez qu’au moment même où Colomb vendait sa fameuse nouvelle route des Indes à Isabelle de Castille, une flotte perdait en moyenne 30% de ses navires.

Sur les quatre voyages de Colomb (1492-1504) il aura perdu 9 navires sur 17, soit 53% de ses bâtiments. Plus tard, Vasco de Gama perdra 75% de ses navires tandis que Magellan verra 80% de sa flotte couler tout en perdant 93% de ses marins.

Quelles sociétés de réassurance autoriseraient une expédition avec de telles stats aujourd’hui ?

Bref la plupart des fous du futurs sont considérés comme des weirdos, des types que vous ne donneriez pas à marier à votre fille.

3- Une imagination débordante et des nerfs d’acier

Dans un célèbre essai, Arthur.C Clarke célèbre écrivain de Science Fiction explique l’impossibilité humaine d’envisager des futurs possibles par deux types de défaillances : la défaillance de l’imagination ou la défaillance des nerfs.

Un exemple de défaillance de l’imagination souvent cité est celui de Simon Newcomb, célèbre astronome américain, qui a déclaré que les machines volantes étaient fondamentalement impossibles, deux ans à peine avant le premier vol des frères Wright, avec ce commentaire définitif :

“(Nous avons) La démonstration qu’aucune combinaison possible de substances connues, de formes connues de machines et de formes connues de forces, ne peut être réunie dans une machine pratique permettant à l’homme de voler sur de longues distances dans l’air.”

On la retrouve parfois avec une pincée d’arrogance chez des dirigeants à courte vue comme Dick Rowe, ce célèbre Producteur de disques du début des années 60 qui avait déclaré aux Beatles : “Les Groupes avec une guitare sont en voie de disparition.” ou celle de Steve Ballmer, CEO de Microsoft en 2008, restée dans les mémoires : “Il n’y a aucune chance que l’iPhone obtienne une part de marché significative.”

Mais la défaillance des nerfs est tout aussi fréquente explique Arthur C.Clarke. La suppression des vols lunaires habités après 1971 ou la non-exploitation des énergies renouvelables à grande échelle dans les années 1980-1990 peuvent être vus comme des absences de nerfs et de courage politique.

Pourquoi il y a t-il si peu de véritables créateurs de futurs ? Parce que très peu de futuristes, scientifiques ou CEO présentent cette unique combinaison d’imagination et de nerfs d’acier.

4- Le Sens du Futur est un travail d’équipe

Quand j’étais petit, on me lisait un conte de Grimm qui s’appelait les Six Serviteurs et qui racontait comment un Prince, en quête de sa promise, et malgré les multiples obstacles mis sur sa route par le roi, finissait par se marier avec la princesse aidé de six serviteurs aux talents multiples et pittoresques : Fort-à-Bras, Souffle-Fort, Fin-d’Oreille, Œil-de-Lynx, Gèle-Tout et Cours-Vite qui lui permirent de se sortir de toutes les situations et mauvais pas.

Et c’est là que l’on touche à la véritable rareté en matière de Sens du Futur, car le fou de futur est à la fois un visionnaire et un chef des opérations doté d’un sens aigu de la logistique (vous vous souvenez de la célèbre citation du Général américain Omar Bradley pendant la seconde guerre mondiale qui avait l’habitude de dire : “les amateurs parlent de stratégie, les pros de logistiques”).

Derrière le we choose to go to the moon de Kennedy, il y a eu une opération sophistiquée qui a necessité plus de 400.000 personnes, 8 ans de travail et 25,4 milliards de dollars de l’époque.

À l’exemple de l’explorateur Shackleton qui a ramené sain et sauf son équipage de 28 hommes à travers un périple de 1500km sur une mer glacée, le sens du futur réclame donc un sens intime du collectif, une capacité à s’entourer qui fait du profil de l’aventurier un incroyable meneur d’hommes capable d’insuffler une confiance hors-norme.

5- Un horizon mythique : la grande promesse commune

Le sens du futur n’est pas seulement une question d’individus impatients, de curieux intempestifs ou d’équipes héroïques. Il a toujours eu besoin d’un ciment invisible : un récit commun. Un mythe, une image, une promesse.

Mais avant d’exister ce mythe ou cette grande histoire doivent suivre plusieurs étapes :

Il faut en premier lieu, un “socle de rareté”, une menace existentielle ou une limite commune qui soude les volontés (ainsi la Guerre Froide fit naître Apollo et le “We choose to go to the Moon”).

L’histoire doit être ensuite mise en action par un porteur de vision crédible qui transcende les clivages (Moïse, Kennedy, Mandela).

L’histoire s’accompagne aussi d’une technologie prête à cristalliser l’imagination (la caravelle pour Colomb, la machine à vapeur pour la révolution industrielle, le microprocesseur pour les révolutions numériques des années 80, 90 et 2000),

Elle sera complétée par une esthétique qui enflamme (le dôme de Brunelleschi à Florence, l’image de la Terre bleue vue depuis l’espace, Le Solarpunk aujourd’hui ). Et portée enfin par une génération capable d’y projeter son énergie

Mais surtout, ce futur non manifesté nécessite une vision unificatrice et c’est précisément ce dont nous manquons dans un monde de plus en plus divisé intérieurement et géopolitiquement mais aussi confronté aux horizons à la fois anxiogènes et inévitables du dérèglement climatique.

Un monde polarisé où plusieurs histoires : Mars ou rien ! La Sobrieté ou rien ! se disputent le futur.

Bref, force est de constater que ce fameux récit unificateur est introuvable aujourd’hui, ou bien…et c’est peut-être un zeste de fol espoir qui me reste : en gestation.

Car cette grande promesse commune est avant tout un mythe à habiter, un pacte que nous faisons avec nous-mêmes et nos descendants.

Et un mythe n’est pas seulement une histoire que l’on se raconte c’est une carte pour naviguer l’avenir. C’est aussi, nous rappelle Jung, une intense énergie psychique, une machine à canaliser les désirs.

Il nous appelle à ce qui est pour moi la plus grande tâche de l’humanité, de ses gouvernants, ses artistes et ses prophètes : créer des histoires que nos enfants pourront croire et continuer.

Je lisais chez les philosophes que, par définition, nous n’allons jamais visiter le futur, sauf dans les romans et les films de science-fiction. Ils ont donné naissance à cette caricature récurrente et sympathique, ce personnage de série Z qui un jour débarque chez vous et vous dit : “Je viens de longtemps dans le futur.” On attend impatiemment son retour…

J’ai lu aussi que nous ne donnions naissance au futur qu’à l’état de projet. J’ai lu aussi que c’est pourtant l’un des plus grands creuset d’espérance et, qu’en pensées, nous passions 50 à 60% de notre temps dans le futur.

En fait, nous sommes tous des créateurs de futur. Mais il nous appartient de garder et d’entretenir ce sens du futur.

Comment donc garder cette espérance, ce sens du futur ? Au terme de cette exploration s’imposent, in fine, deux idées :

La première c’est que votre enfant de trois ans a tout, nativement pour avoir le sens du futur. La deuxième est encore plus simple et tient en quelques mots : laissez vos enfants se marier avec les Pre-Cogs, les Marie Curie ou les Géo Trouvetou.

Peut-être accoucheront t-ils d’une nouvelle génération qui comme Eleanor Roosevelt il y a 50 ans, croyait et que “L’avenir appartient à ceux qui croient encore à la beauté de ses rêves.”

Pour revivre cet essai sous forme de conférence en entreprise, n’hesitez pas à me contacter.