Article imprévu dans la zone de mise en sac : et si on parlait de la mort ? - Umanz

Article imprévu dans la zone de mise en sac : et si on parlait de la mort ?

Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. 

La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. 

Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. 

Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. 

Michel de Montaigne

 

L’esclave qui agitait une couronne de lauriers derrière le Général Romain porté en triomphe lui répétait cette phrase en boucle : “Memento Mori”. Souviens-toi que tu vas mourir…

Les tableaux médiévaux et ceux de la renaissance n’avaient de cesse de nous rappeler la vanité et la brièveté de la condition terrestre.

En Inde, la méditation Maranasanti du Bouddhisme Theravada propose aux pratiquants de méditer face à des photos de cadavres en décomposition.

Or, tout se passe aujourd’hui comme si la mort était taboue, le sujet chassé de notre quotidien, les morts relégués loin de nos chastes yeux pour passer le plus rapidement possible d’une chambre d’hôpital aseptisée à un tiroir de morgue glacé.

Mais tout ce qui est longtemps réprimé déborde un jour ou l’autre de manière extrêmement visible et le sujet revient aujourd’hui dans les cercles les plus inhabituels. L’Université de Stanford a développé un Quiz intitulé le Lifetime Perspective qui mesure votre sensibilité à l’égard de votre condition de mortel.

Et, j’en ai déja parlé sur Umanz, Fred Kofman alors VP Leadership de LinkedIn a imaginé une méditation originale sur la mort en 7 questions destinée aux entreprises.

Aujourd’hui, et aussi parce que l’ai promis à une amie confrontée à la mort précoce de ses deux parents, je voulais parler tout simplement de la mort à travers de beaux textes recueillis patiemment depuis que je me pose la question du sens. Autant dire depuis longtemps…

Ce sont des textes qui abordent frontalement aux rivages de la mort, dans sa tristesse, dans sa joie parfois, dans toutes ses facettes et aussi dans sa fragile beauté.

Je vous en souhaite une profonde, dense et belle lecture.

Le premier texte inoubliable nous rappelle les vertus de la bonne vie. Il éclaire cette distinction indispensable entre une vie vide et une vie pleine.

Il nous vient de Sénèque :

L’essentiel n’est pas de vivre longtemps mais pleinement

Qu’importe au reste, que l’on sorte plus ou moins vite d’où il faudra toujours sortir ? L’essentiel n’est pas de vivre longtemps mais pleinement. Vivras-tu longtemps c’est l’affaire du destin. Pleinement c’est l’affaire de ton âme.

La vie est longue si elle est remplie. Or, elle est remplie à l’heure où l’âme a repris possession du bien qui lui est dévolu et ne relève plus que d’elle-même. De quoi servent à cet homme quatre-vingt ans passés à ne rien faire. Cet être n’a pas vécu il s’est attardé dans la vie. Il n’est pas mort tard mais il a mis longtemps à mourir. Il a vécu quatre vingt-ans : je voudrais savoir de quel jour tu dates sa fin. Mais celui-là est mort en pleine force : lui, du moins, s’est acquitté des devoirs d’un bon citoyen, d’un bon ami, d’un bon fils; il ne s’est relâché sur aucun point. S’il n’a pas atteint le terme de son âge, l’œuvre de sa vie est terminée.

L’autre a vécu quatre vingt-ans : non, il a duré quatre-vingt ans, à moins que tu n’entendes qu’il a vécu de la façon dont on dit que les végétaux vivent ? Je t’en conjure, Lucilius: faisons en sorte que, comme les matières précieuses, notre vie, au défaut du volume, vaille par le poids. Mesurons là à son activité réelle pas sa durée.

Sénèque, Lettre 93 à Lucilius

Le deuxième texte, souvent lu aux funérailles est ce magnifique poème de Walt Whitman :

Ô Capitaine ! mon Capitaine

Ô Capitaine ! mon Capitaine ! fini notre effrayant voyage,

Le bateau a tous écueils franchis, le prix que nous quêtions est gagné,

Proche est le port, j’entends les cloches, tout le monde qui exulte,

En suivant des yeux la ferme carène, l’audacieux et farouche navire ;

Mais ô cœur ! cœur ! cœur !

Oh ! les gouttes rouges qui lentement tombent

Sur le pont où gît mon Capitaine,

Étendu mort et glacé.

Ô Capitaine ! mon Capitaine ! lève-toi et entends les cloches !

Lève-toi – c’est pour toi le drapeau hissé – pour toi le clairon vibrant,

Pour toi bouquets et couronnes enrubannés – pour toi les rives noires de monde,

Toi qu’appelle leur masse mouvante aux faces ardentes tournées vers toi ;

Tiens, Capitaine ! père chéri !

Je passe mon bras sous ta tête !

C’est quelque rêve que sur le pont,

Tu es étendu mort et glacé.

Mon Capitaine ne répond pas, pâles et immobiles sont ses lèvres,

Mon père ne sent pas mon bras, il n’a ni pulsation ni vouloir,

Le bateau sain et sauf est à l’ancre, sa traversée conclue et finie,

De l’effrayant voyage le bateau rentre vainqueur, but gagné ;

Ô rives, Exultez, et sonnez, ô cloches !

Mais moi d’un pas accablé,

Je foule le pont où gît mon Capitaine,

Étendu mort et glacé.

Walt Whitman, 1865.

Et, puisque la mort est un départ, il figure en bonne place dans les plus beaux textes sur la mort aux côtés du “Voilier” de William Blake

Le Voilier

Je suis debout au bord de la plage.

Un voilier passe dans la brise du matin,

et part vers l’océan.

Il est la beauté, il est la vie.

Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.

Quelqu’un à mon côté dit : « il est parti !»

Parti vers où ?

Parti de mon regard, c’est tout !

Son mât est toujours aussi haut,

sa coque a toujours la force de porter

sa charge humaine.

Sa disparition totale de ma vue est en moi,

pas en lui.

Et juste au moment où quelqu’un près de moi

dit : «il est parti !»

il en est d’autres qui le voyant poindre à l’horizon

et venir vers eux s’exclament avec joie :

«Le voilà !»

C’est ça la mort !

Il n’y a pas de morts.

Il y a des vivants sur les deux rives.

William Blake

J’ai ajouté à cette collection de textes sur la mort, ce texte aérien, tout en nuance et en légèreté de David Foenkinos :

Le cœur a quitté le corps avec politesse

Le cœur a quitté le corps avec politesse. Je l’ai regardée pendant de longues minutes. On savait la mort, on la connaissait, et pourtant elle arrivait toujours comme une stupéfaction. Cela me paraissait fou que son corps soit subitement vide de vie ; que son esprit soit vide de pensée. Et je trouvais choquant de ne pouvoir remédier à cette tragédie

David Foenkinos (Les souvenirs)

Je tenais également à partager avec vous ce texte poignant d’André Gorz ;

Je suis cet homme

La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. […] je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. 

Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre.»

 André Gorz (Lettre à D.)

Un écho d’angoisse insondable et de tristesse pure que l’on retrouve dans Funeral Blues de W.H Auden :

Arrêtez les pendules (Funeral Blues)

Arrêtez les pendules, coupez le téléphone,

Empêchez le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne,

Faites taire les pianos et sans roulement de tambour,

Sortez le cercueil avant la fin du jour.

 Que les avions qui hurlent au dehors

Dessinent dans le ciel ces trois mots : Il Est Mort,

Nouez voiles noirs aux colonnes des édifices,

Gantez de noir les mains des agents de police.

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,

Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,

Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson,

Je croyais que l’Amour jamais ne finirait : j’avais tort.

Que les étoiles se retirent ; qu’on les balaye ;

Démontez la lune et le soleil,

Videz l’océan et arrachez la forêt ;

Car rien de bon ne peut advenir désormais.

W.H. Auden

Et puisque la mort est un passage pour beaucoup de traditions spirituelles, j’ai tenu à y faire figurer ce texte saisissant sur les derniers instants de Steve Jobs raconté par sa sœur, Mona Simpson:

«Le travail de la mort devait être fait», a-t-elle écrit. «Même maintenant, il avait un profil austère, toujours aussi beau, celui d’un absolutiste, d’un romantique. Son souffle indiquait un voyage ardu, un sentier raide, une altitude. Il semblait grimper. Mais avec cette volonté, cette éthique de travail, cette force. Il y avait aussi la capacité d’émerveillement de Steve, la croyance de l’artiste en l’idéal, dans le meilleur à venir. 

Et ses derniers mots furent cette observation mystérieuse et belle, répétée trois fois comme un mantra: “Oh, wow. Oh wow. Oh wow.” 

Cette méditation sur la mort ne serait pas complète sans ce texte de Christian Bobin qui dit, avec émotion et simplicité, le poids le plus difficile à porter pour ceux qui restent, les vivants et les petits orphelins : le poids de l’absence.

Dans la lumière de cette heure là

Le jour de l’enterrement de sa mère, C. a été piquée par une abeille. Il y avait beaucoup de monde dans la cour de la maison familiale. 

Jai vu C. dans l’infini de ses quatre ans, être d’abord surprise par la douleur de la piqûre puis, juste avant de pleurer, chercher avidement de yeux, parmi tous ceux qui étaient là, celle qui la consolait depuis toujours, et arrêter brutalement cette recherche, ayant soudain tout compris de l’absence et de la mort. 

Cette scène, qui n’a duré que quelques secondes, est la plus poignante que j’aie jamais vue. Il y a une heure quand, pour chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire. C’est dans la lumière de cette heure-là, qu’elle soit  déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible, rire ensemble. 

Christian Bobin, Ressusciter