« Découvrir sa vérité, ce n’est ni la deviner, ni l’effleurer, ni en humer le parfum, ni en apercevoir le reflet, en admettant qu’elle soit insaisissable elle-même, ni non plus la comprendre au point de pouvoir l’expliquer : c’est malgré soi, sans savoir pourquoi ni comment cela s’est fait, en être possédé de la tête aux pieds, de l’ongle des orteils et des doigts à la pointe des cheveux, de tous ses sens jusqu’aux tréfonds de l’âme, ne respirer qu’elle, ne voir qu’elle, n’entendre et ne toucher qu’elle à travers toutes choses, n’obéir qu’à elle, ne s’adresser qu’à elle, ne désirer et ne craindre qu’elle, n’être qu’un avec elle et qu’elle ne fasse qu’un avec vous et le reste du monde dont elle est devenue le signe pour vous seul.
Et peu importe que cette vérité soit d’un ordre élevé ou d’un ordre bas et qu’elle soit “la Vérité” absolument, pourvu qu’elle soit la vôtre ou la mienne uniquement et qu’entièrement elle m’habite. Et peu importe que je me l’explique, pourvu qu’elle m’explique moi-même et le reste. Même si elle n’a de valeur que pour moi, qu’elle n’est accessible qu’à moi, pourvu qu’elle me donne le mot de l’énigme, qu’elle détermine le tour de chacun de mes gestes, qu’elle rythme mon pas, qu’elle illumine de l’intérieur mes pensées et qu’elle galvanise mes paroles, anime mon visage, dispose de mes larmes, règle mon sourire, commande à l’ombre ineffable de mes tristesses de me couvrir ou de me quitter : c’est elle seule qui me livre à une volupté que je suis seul à connaître, elle seule qui délivre en moi “mon plaisir” ; grâce à elle je ne suis plus perdu, à ma recherche, à la recherche de mon secret, je le recouvre ; et même si j’étais le plus malheureux des hommes et dussé-je le payer de ma damnation, je ne me préfèrerais personne, dans l’impossibilité où je suis de renoncer, dirai-je, à la vérité, je veux dire, à tel souvenir, à telle émotion ou à tel espoir que je lui dois qui me confirment dans mon obstination à demeurer dans l’être et dans mon être, à ne vouloir à aucun prix autre chose que mon identité, ma singularité »
Marcel Jouhandeau, (De l’Abjection)