Pierre n’avait plus d’accès de désespoir ni de dégoût de la vie, mais le mal dont il souffrait, et qu’il refoulait vainement à l’intérieur, le travaillait toujours : « Quel est le but de l’existence ? Pourquoi vit-on ? Que fait-on en ce monde ? » se demandait-il avec stupeur mille fois par jour. Mais, sachant par expérience que ses questions resteraient sans réponse, il s’en détournait au plus vite en prenant un livre, ou il courait au club, ou chez un de ses amis, pour y récolter les petites nouvelles du jour.
[…]
Ainsi songeait Pierre, et cette hypocrisie perpétuelle, cette hypocrisie professée et acceptée par tous, l’indignait chaque fois comme un fait nouveau : « Je la sens, je la vois, se disait-il encore, mais comment leur en expliquer la puissance ? Je l’ai essayé en vain : je me suis convaincu qu’ils s’en rendaient compte comme moi, mais qu’ils s’aveuglent volontairement. Donc cela doit être ainsi ! Mais, moi, que dois-je faire ? Que vais-je devenir ? » Comme beaucoup de gens, comme beaucoup de ses compatriotes surtout, il avait le triste privilège de croire au bien, et en même temps de voir si distinctement le mal, qu’il ne lui restait plus la force nécessaire pour prendre une part active dans la lutte. Ce mensonge continuel, qu’il retrouvait dans tout travail à entreprendre, paralysait son activité, et cependant il fallait vivre et s’occuper quand même.
Tolstoï (Guerre et Paix)