Voici une version assez succincte de ce qui se passe dans la petite pièce entre l’écrivain et le travail proprement dit. Il se passe la même chose entre un peintre et la toile. D’abord, tu façonnes la vision de ce que sera l’oeuvre d’art envisagée. Cette vision, j’y insiste, n’a rien de merveilleux : c’est la structure intellectuelle et la surface esthétique de l’œuvre. C’est une parcelle d’esprit, un objet intellectuel agréable. C’est une vision de l’œuvre, et non pas du monde. C’est une chose brillante, une belle chose floue. Sa structure est à la fois lumineuse et translucide ; tu peux voir le monde à travers elle. Une fois que tu as reçu la charge initiale de cet objet imaginaire, tu y ajoutes aussitôt plusieurs aspects et tu le fais incuber tout doucement à mesure qu’il croît pour devenir lui-même.
De nombreux aspects de l’œuvre sont toujours incertains, bien sûr ; tu le sais. Tu sais qu’en allant de l’avant tu changeras certaines choses et en apprendras d’autres, que la forme se développera entre tes mains, qu’elle acquerra des éclairages nouveaux, plus subtils. Mais ce changement ne modifiera pas la vision initiale ni ses structures profondes ; il l’enrichira seulement. Tu le sais, et tu as raison.
Mais tu aurais tort de penser que, par l’acte d’écrire ou par celui de peindre, tu remplirais la vision. Tu ne peux pas remplir la vision. Tu ne peux même pas mettre en lumière cette vision. Tu aurais tort de penser que tu pourrais de quelque manière prendre cette vision et la domestiquer pour la mettre en page. La page est jalouse et tyrannique ; la page est constituée de temps et de matière ; la page gagne toujours. Pour être exact, la vision n’est pas tant détruite qu’elle n’est, au moment où tu as fini, oubliée. Elle a été remplacée par cet enfant substitutif, par ce bâtard, par cette œuvre opaque, obscure, balourde et ruineuse.
Voici ce qui se passe. La vision est, sub specie aeternitatis, un ensemble de relations mentales, une série cohérente de possibilités formelles. Mais dans les chambres concrètes du temps, c’est une ou deux pages de calepin couvertes de mots et de questions ; c’est un diagramme bâclé, quelques titres de livres notés dans une marge, un gribouillis ambigu, un coin de page replié dans un livre de bibliothèque. Ce sont des mémos adressés par le cerveau pensant à l’espoir idiot.
Malgré tout, faisant fi de la nature provisoire et pathétique de ces pauvres indices, et gardant la vision présente à l’esprit – la tenant sous les yeux comme le saint Graal – tu commences à tracer les premiers signes timides sur la toile, sur la page. Tu entames le travail proprement dit. Maintenant tu es au charbon pour de bon. Maintenant cette chose n’est plus une vision : c’est du papier.
Les mots mènent à d’autres mots et tu suis l’allée du jardin. Tu adaptes valeurs et nuances colorées non pas au monde, non pas à la vision, mais au restant de la toile. Les matériaux sont têtus et inflexibles ; chaque effort est un coup d’envoi. Tu peux voler – tu voles plus haut que tu ne le croyais possible – mais tu ne peux jamais t’arracher à la page. Après chaque passage suit un autre passage, d’autres phrases, d’autres choses de tous ordres sur l’assommant terre-à-terre. Le temps et les matériaux traquent l’œuvre ; la vision recule toujours plus loin vers les royaumes ténébreux.
Ainsi, tu continues le travail et tu le finis. A l’heure qu’il est, tu as sans doute été obligé de rejeter la partie la plus essentielle de la vision. Mais ce n’est plus désormais qu’un sujet de nostalgie : car sous tes yeux, voici, qui te brise le cœur, cette bagarre et ce frêle produit fini, entièrement opaque. Tu ne peux rien voir à travers. II n’est que lui, une série de passages bien connus, un peu de peinture colorée. Son rapport à la vision qui l’a animé est le rapport entre toute énergie et toute œuvre, entre toute chose immuable et toute chose temporelle.
L’œuvre n’est certainement pas la vision elle-même. Ce n’est pas la vision remplie, comme on remplit les cases d’un livre de coloriage. Ce n’est pas la vision reproduite dans le temps ; ce serait impossible. C’est bien plutôt un simulacre et un remplacement. C’est un golem. Tu essaies – tu essaies à chaque fois – de reproduire la vision, de laisser ta lumière éblouir les hommes. Mais tu ne peux que présenter ton boisseau et la cacher derrière.
Anne Dillard (En vivant en écrivant).

