Comment vivre l’époque avec recul ? Retrouver à la fois espoir et perspective ? Accepter l’incertitude et vivre pleinement les transitions ? Nous avons dialogué avec la Philosophe Karine Safa, spécialiste de la Renaissance :
Umanz : Vivons nous un moment sans précédent ?
Karine Safa : Bien sûr que nous vivons un moment sans précédent. Mais nous vivons toujours des moments « sans précédent ». L’histoire est généreuse d’exemples nous révélant un monde qui se réveille dans la stupeur et le tremblement. Ce que nous percevons comme absolument inédit n’est peut-être qu’une énième variation sur un même thème qui raconte notre épopée humaine sur terre, l’aventure d’une espèce capricieuse, désinvolte, égoïste et…géniale.
Ce que nous vivons actuellement présente toutefois une particularité. Nous avons affaire à une crise qui touche l’humanité entière, mêlant des problématiques très diverses qui vont du sanitaire au social en passant par l’économique et l’environnemental. Ces crises qui s’enchâssent les unes dans les autres nous rappellent à quel point nous vivons dans un monde où tout est lié. La globalisation est un maillage du monde par des réseaux complexes et des interconnexions très denses qui augmentent nos liens de dépendance.
Notre monde en devient plus fragile et reste marqué par des inégalités croissantes et des tensions qui risquent de s’exacerber (politiques, climatiques, technologiques…). Nous continuons pourtant à l’aborder avec les outils de l’ancien monde. Or tout nous porte à croire que le récit économique fondé sur la surexploitation, la surproduction et la croissance sauvage est un modèle en bout de course.
La planète en perd son centre de gravité. Et ce n’est pas qu’une métaphore de le dire. Les scientifiques de la Nasa ont pu observer que l’axe de rotation de la terre dérivait. Les raisons sont diverses : le rebond glaciaire qui enfonce la surface de la terre ou encore la chaleur émise par le noyau de la terre. Mais l’une des raisons de cette dérive serait imputable à l’homme. En effet, la fonte des glaces du Groenland, en élevant le niveau de la mer, contribuerait au déplacement de l’axe de la Terre.
C’est dans le contexte de ce monde en surchauffe et globalisé, de plus en plus difficile à comprendre, à prévoir et à maîtriser, que naît le sentiment angoissant de ne plus avoir prise sur les événements. Nous faisons le constat d’un réel qui se dérobe. D’où la grande thématique du moment autour de laquelle se pressent des experts divers : l’incertitude. Comment l’affronter, la gérer, la neutraliser ?
L’invocation de la formule « le monde d’après » est révélatrice de notre angoisse face à l’avenir. Ce vocable a quelque chose de rassurant. Il crée un cadre dramaturgique qui donne l’impression que nous allons nous ressaisir. Je défends cette expression car il va de notre responsabilité d’imaginer le monde d’après de manière positive. C’est un combat digne d’être mené…
Mais à la réflexion, le monde d’après, ce n’est pas quelque chose de nouveau. Durant toutes les grandes périodes de transition de l’histoire, nous retrouvons cette dimension de l’avant et de l’après. Les experts s’affrontent d’ailleurs pour savoir s’il faut penser ces périodes en termes de ruptures ou de continuité. Peut-être que le thème de la métamorphose serait plus heureux pour penser notre trajectoire dans ce monde car elle ne se fixe pas sur les crises mais les conçoit comme une étape de transformation et d’émancipation. Elle fixe une ligne d’espérance…
Après tout, ce monde d’après, nous l’enfantons en permanence à partir du moment où nous admettons qu’il est temps d’améliorer ce qui dérape dans nos systèmes d’organisation.
Et puis, n’oublions pas que le monde d’après n’est pas forcément meilleur. La formule peut donner l’impression que tout était mauvais dans le monde d’avant et qu’il faut faire table rase. L’idée d’une rupture brutale est dangereuse. Bien sûr qu’il faut rompre avec les pratiques préjudiciables à l’avenir de la planète et celles qui mettent en danger notre avenir sur terre. Bien sûr qu’il faut rompre avec des pratiques égoïstes qui n’ont que faire d’une humanité à deux vitesses. Mais il est nécessaire aussi de prendre appui sur notre histoire, faire mémoire, ne pas rompre le fil de la transmission. Hannah Arendt, commentant le vers de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », constatait la rupture profonde du monde moderne face à la tradition.
Pour ma part, je reste étonnée par la modernité des voix du passé. Les génies visionnaires ont toujours eu plusieurs temps d’avance sur leur époque et nous laissent de précieux enseignements pour naviguer par mauvais temps.
Umanz : comment les philosophes accompagnent-ils les époques de changements de paradigmes ?
Karine Safa : Nous sommes tous d’accord pour reconnaître qu’il faut changer de paradigme. La course à la croissance folle n’est plus un modèle économique viable. Il faudra s’atteler à construire un capitalisme plus responsable qui ait des récits à proposer en matière de progrès social et d’émancipation. Reste à savoir comment, surtout si nous restons rivés sur le présent, sans guère nous préparer aux nouvelles épreuves, sans les anticiper, sans amorcer un virage de nos économies vers un modèle plus durable.
Le philosophe a un rôle essentiel à jouer, pédagogique tout d’abord pour faire prendre conscience de ces grandes périodes de passage. Elles sont certes tissées de maintes incertitudes. Mais l’incertitude, arrêtons de l’appréhender comme un obstacle. Elle est l’opportunité d’une approche critique de notre présent.
Machiavel la loue, elle est principe de mouvement, de renouvellement, de créativité. L’ordre, la stabilité sont pour lui l’exception. Ils ne sont pas forcément enviables. N’importe quel général d’armée vous dira que l’incertitude est propice à l’innovation. Elle pousse à être vigilant, à interroger nos pratiques, à explorer différents scénarios, à être sur le qui-vive en quelque sorte. Nos sociétés du confort et de l’aversion au risque peuvent endormir notre vigilance. Un philosophe comme Hans Jonas revendique l’heuristique de la peur face à la dégradation de l’environnement dans le monde. On peut comprendre cette politique d’anticipation du pire mais ne risque-t-elle pas de gripper l’audace et l’inventivité dont nous avons tant besoin pour transformer notre modèle économique et régénérer nos systèmes socio-politiques ?
Là aussi le philosophe a un rôle à jouer. La démarche intellectuelle n’a pas qu’une finalité contemplative. Elle est aussi et surtout une forme d’engagement. Plotin considérait que penser c’est mieux vivre. C’est donc agir avec discernement. En quoi Hannah Arendt lui fait écho : « Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des jugements directs ». Le jugement chez Arendt est une faculté éminemment politique dont la fonction première est de mettre en relation. N’est-ce pas ce qui nous manque le plus aujourd’hui dans nos sociétés aseptisées, qui souffrent de la rupture de tout lien humain et social et qui ont dès lors de plus en plus de mal à se penser en termes de promesse collective ?
Il nous faudra imaginer les nouvelles formes de vivre ensemble et mobiliser de nouvelles utopies réalistes sans lesquelles l’avenir pourrait nous échapper.
Pour ce qui me concerne, c’est la Renaissance qui inspire en partie ma réflexion. Elle m’aide à penser notre modernité. C’est une époque comparable à la nôtre par ses nombreuses crises. Beaucoup de leurs interrogations sont les nôtres. Quel rapport avec la nature ? Quelle place de l’homme dans le cosmos ? Quelle envergure donner à sa liberté ? Jusqu’où peut aller la puissance humaine ? Qu’est-ce qui fonde la foi dans le progrès et le développement humain et social ? Dans la continuité de la Renaissance, quels sont les nouveaux récits que nous voulons mettre en place sachant que nous avons cette capacité unique et historique de vivre et de construire une nouvelle Renaissance ?
Umanz : comment la philosophie nous aide-t-elle à faire face aux irréversibles ?
Karine Safa : Dino Buzzati dans sa nouvelle La Création, une merveille d’humour, nous montre un Dieu rétif à la création de l’homme. Il n’en voit pas l’utilité, craignant les pires soucis. Les ingénieurs du ciel lui mettent la pression. Il finit par apposer sa divine signature au document « fatal » actant notre création. Dieu ne s’est-il pas trompé en misant sur l’homme ? Il faudrait retrouver ce genre de questions vitales que pose la philosophie. En quoi sommes-nous un atout pour la création ? Pour Saint Augustin, si Dieu a créé l’homme c’est parce qu’il est toujours la possibilité d’un commencement. Ce qui laisse entendre que la Renaissance est toujours devant nous. D’âge en âge on peut toujours espérer une Renaissance. À condition de renouer avec le sens de notre présence sur terre.
Pour Heidegger, qui est un prophète de notre temps, il faut apprendre à habiter le monde. Notre drame moderne est peut-être à chercher dans ce creuset. Nous ne savons plus habiter le monde, nous sommes comme ces « bergers qui ont perdu leur pâturage ». Retrouvons le chemin de l’avenir en retrouvant notre troupeau, notre pâturage, notre ancrage dans la terre qui nous a vu naître. À nous donc d’inverser notre regard de toute-puissance et retrouver cette humilité salutaire qui restera l’un des grands enseignements de cette crise sanitaire. Le drame de l’homme est dans son orgueil. Maître et possesseur de la nature, du vivant, des espèces, de son semblable.
La sagesse stoïcienne a aussi quelque chose de salutaire. Sénèque dans ses Lettres à Lucilius nous mettait en garde. Arrêtez de croire que vous pouvez avoir la maîtrise de votre destin. Nous ne maîtrisons rien du tout et l’incertitude que nous déplorons tant et que nous cherchons à gérer à cause de l’avènement excessif de la technique est peut-être notre porte de salut.
Il est peut-être venu le temps de renouer avec la « pensée désintéressée » que Heidegger opposait à la « pensée calculante ». Le danger avec cette dernière, c’est que l’homme ne se pense plus qu’en termes techniques, comme une ressource à exploiter de manière productive.
On voit bien que l’urgence est de dénouer la crise du sens. Mais il y a une lassitude dans nos sociétés dont l’un des symptômes est le relativisme généralisé. Il faudrait la prendre très au sérieux car elle risque d’engendrer le vertige du néant.
À nous de trouver le sens mais plus encore de retrouver le sens du sens.
C’est à ce prix que notre humanité pourra se réinventer.
Biographie de Karine Safa
Karine SAFA est docteur en philosophie et conférencière dans les écoles d’ingénieurs et en entreprise. Elle a publié un ouvrage de référence sur l’humanisme de la Renaissance (éditions VRIN). Karine SAFA montre en quoi la Renaissance peut stimuler notre créativité, nous inspirer des pratiques innovantes et nous apporter des repères solides dans un monde qui change. Elle questionne la notion de progrès et nous donne les clés pour bâtir un nouvel élan et de nouvelles utopies (politique, économique et sociale).
Observatrice de ce monde qui change, Karine SAFA apporte aussi son regard sur la transformation que doivent mener les organisations pour diriger dans l’incertitude et exercer leur pouvoir de discernement. Son prochain livre en cours de préparation s’intitule : Pourquoi l’imagination sauvera le monde. La Renaissance comme chemin…