Ghislain Deslandes : “L’instant nous impose de penser le temps long” - Umanz

Ghislain Deslandes : “L’instant nous impose de penser le temps long”

Ghislain Deslandes, est philosophe, professeur à ESCP Business School et directeur scientifique du MS Médias. Pour Umanz, il accepté d’aborder le sujet délicat du temps quantitatif et qualitatif en entreprise, fortement brouillé en cette période de télétravail invasif. 

Il évoque pour nous l’urgence d’un temps long, d’un temps différent et pourquoi pas, d’un temps restauré pour les organisations.

Umanz- le rapport au temps de travail est-il sorti indemne du confinement ?

Ghislain Deslandes : Pendant la période du confinement, notre rapport au temps en général a paradoxalement été dépendant de notre rapport au temps de travail. Il a mis en lumière la distinction que faisait Bergson entre une conception matérielle et spatiale d’un côté, et la “durée” de l’autre. Dans cette distinction, il y a d’un côté, le fameux temps “objectif”, le “temps des horloges”, celui qui scande la vie sociale, opposé au temps subjectif. C’est précisément ce temps qualitatif “retrouvé” à la faveur du confinement qui a mis en évidence les limites du temps managérial “classique”, c’est-à-dire taylorien, chronométré, mécanique et quantitativiste.

Soudain, on a pu mesurer une certaine inanité du chronométrage du temps, à cette lutte contre les aiguilles qu’il calcule en continu, et l’impasse finalement de la mesure permanente et pressante des gestes de productivité que l’on constate à tous les niveaux des organisations (“cols bleus” et “cols blancs” inclus).

Ce temps subjectif nous a invités à reprendre possession de nous-mêmes et à agir dans la pure durée. Le temps ressenti en effet nous a permis d’apprécier autrement les questions de lenteur et de vitesse. On pourrait dire, en quelque sorte, que  la “durée” nous a paru plus digne de considération que le temps, au sens habituel du terme. Post confinement, il me semble qu’il sera essentiel que le management sache davantage faire la différence entre le temps du chiffre et le temps vécu.

“Le temps ressenti en effet nous a permis d’apprécier autrement les questions de lenteur et de vitesse… La “durée” nous a paru plus digne de considération que le temps”

 

Umanz- Comment résister au court-termisme en période de crise ?

Ghislain Deslandes : Si j’avais un mot à utiliser spontanément, ce serait celui du “qualitarisme” proposé par le philosophe belge Pascal Chabot, qui évoque également les vertus des “libres qualités”. C’est un auteur qui a aussi écrit un essai remarquable sur le Burn Out. Or, ce que le Covid a mis en lumière, ce sont les limites de la gouvernance par les nombres par rapport aux enjeux vitaux qu’on ne peut pas mesurer de la même manière, pour lesquels nos calculettes ne sont d’aucun secours. Tout à coup, nous nous sommes retrouvés hors du “tout quantification” mais confrontés à des questions de fragilité, de mort, de dignité. Des questions dont les réponses ne sont ni dans les grilles, ni dans les tableaux de bord.

Tout à coup, nous nous sommes retrouvés hors du “tout quantification” mais confrontés à des questions de fragilité, de mort, de dignité. Des questions dont les réponses ne sont ni dans les grilles, ni dans les tableaux de bord.

La définition newtonienne du temps a finalement forgé notre passion du calcul et du court-termisme. Nous sommes malgré nous, plongés dans une “calculocratie” qui donne une impression faussement réaliste du monde objectif. Nous confondons sans cesse la carte et le territoire. Or, cette période de crise nous force à établir des liens de cause à effet et nous incite à répondre à des questions que la passion du chiffre ou la gouvernance algorithmique ne peuvent appréhender. Voilà ce que la période que nous venons de vivre nous a permis d’apprendre.

L’une des pistes pour sortir de cette passion du court-terme consisterait ainsi, non pas à saturer nos espaces de travail d’intelligence quantitative mais, à la place, d’intuition qualitative. La sortie de l’horizon court-termiste implique de repenser nos relations, de se concentrer sur les savoir-faire capacitants, de savoir-être à plusieurs. Et puis, revenir à une idée simple : faire confiance à ceux qu’on appelle les “gens de métiers”, qui connaissent le terrain, ont bâti une expérience au long cours, évitant ainsi de reproduire les mêmes erreurs, regardent l’entreprise à hauteur d’hommes (et de femmes !). Leurs intuitions sont souvent bien plus efficaces que des calculs désorientés par les conditions exceptionnelles du présent.

L’une des pistes pour sortir de cette passion du court-terme consisterait ainsi, non pas à saturer nos espaces de travail d’intelligence quantitative mais, à la place, d’intuition qualitative.

 

Umanz – Quel est le rôle du manager dans l’éclosion de ce temps différent  ? 

Ghislain Deslandes : Je dis souvent que dans toute décision en entreprise, il y a d’un côté, une visée stratégique et d’un autre côté, une visée éthique. Quand un manager prend une décision, il en prend toujours deux en réalité.

il y a d’un côté une visée stratégique et d’un autre côté une visée éthique. Quand un manager prend une décision, il en prend toujours deux en réalité.

En période de crise nous avons plus que jamais besoin de jugement proportionné et d’une conscience élargie des enjeux sociétaux. Je proposerais volontiers trois actions cruciales pour le manager en ces temps incertains : soigner, faire preuve d’humilité, et motiver.

D’abord soigner. En référence à ce que j’ai nommé la “société nosocomiale”, nous sommes par-delà la pandémie actuelle, confrontés à de nombreux virus (dans une entreprise, il y a les virus informatiques, les fake news etc..). Dans cet environnement le talent du manager consiste à la fois, à savoir diagnostiquer ces maux et aider les organisations à s’en guérir. Les managers sont les médecins des organisations (Nietzsche préférait dire que les philosophes sont les médecins de la civilisation). Leur rôle est d’aider à lutter contre la stupidité fonctionnelle (cette injonction formelle à ne pas se poser de questions quant à ce que l’on fait et pourquoi on le fait), à prévenir la grossièreté de certains mots d’ordre et les excès liés à la gouvernance par les nombres. Je dis bien excès, car les chiffres nous aident plus que nous le croyons parfois à objectiver des situations et à prendre des décisions justes. Dans la période actuelle en revanche, leur secours s’est avéré inutile et incertain.

“Les managers sont les médecins des organisations…Leur rôle est d’aider à lutter contre la stupidité fonctionnelle”

Rester humble ensuite. La crise a remis en valeur les vertus du “weak management” un management plus modeste face à la complexité du réel, la vitesse permanente et les incertitudes du monde V.U.C.A. Non, le manager omniscient n’existe pas, c’était une fiction, c’était un mirage. Plus que jamais, Il faut aujourd’hui savoir écouter, notamment les “gens de métiers” dont je parlais à l’instant, mais aussi les signaux faibles, savoir discerner les choses courantes et les nouvelles conditions du présent (les philosophes diraient qu’il faut distinguer l’Être de l’Événement). 

Il faut sortir du management hors sol, privilégier le retour sur terre et une capacité à douter de ses certitudes. L’irruption brutale du Covid dans les fichiers Excel est là pour nous le rappeler.

Il faut sortir du management hors sol, privilégier le retour sur terre et une capacité à douter de ses certitudes.

Motiver enfin. Nous rentrons dans une période étrange où les règles d’hygiène et de distance extrêmement strictes rendent nécessaires les vertus d’une bienveillance formelle et informelle.

Dans cette période de crise, certains vont vouloir très vite ajuster les horloges, “remettre les pendules à l’heure”, “rattraper le temps perdu”, “aller deux fois plus vite”… or, il ne faudra pas pour autant oublier la bienveillance informelle !

Cette “bienveillance informelle” consiste dans l’entreprise à recréer de la confiance, du lien, de ce que j’appelle de l’affectio societatis. Des espaces de dialogue et de convivialité, une capacité à prendre soin du collectif. Un don pour créer des instants, par définition, non manageables, mais qui ont une influence positive sur la santé du groupe. Et sur le management au sens le plus noble et le plus large du terme.

A ESCP, nous avons ces derniers temps multiplié, à distance, les occasions d’échanger entre professeurs, autour de questions impactantes pour notre futur. Notre doyenne jouant le rôle de modératrice, plus de 80 collègues participent chaque semaine à ces discussions. Par ailleurs, aussi bien pour le personnel administratif que pour le corps professoral, nous étions invités régulièrement à participer à des “pause RH”, des “Together coffee”, des “Chatrooms” (notre collègue Philippe Gabilliet intervenant sur le thème de l’optimisme par exemple) permettant aux collaborateurs de garder le contact au-delà des emails de service. Certes, le télétravail n’est pas de tout repos et n’a pas que des avantages, loin s’en faut. Mais il faut constater tout de même que c’est une nouvelle manière à l’ère distancielle d’organiser la circularité des affects qui s’est spontanément mise en place, de l’espace pour les doutes, de la continuité et de la sincérité dans l’échange et la collaboration. Ces opportunités d’espace ont fait émerger une qualité inédite d’échanges et de nouvelles transversalités.

Umanz- A l’heure du temps réel, l’entreprise peut-elle faire du temps long un atout ?

Ghislain Deslandes : Ce qui peut sembler une évidence est nettement plus compliqué pour les entreprises prises dans le filet des conséquences économiques immédiates, qui peuvent d’avérer catastrophiques.

La triste réalité de beaucoup de sociétés c’est que c’est le court terme même qui est menacé. Pour les autres, le mot clé c’est l’investissement. Un investissement dans un temps de recherche, un temps pour réfléchir et permettre aux “responsables” (que nous sommes tous, potentiellement) de trier leurs désirs, de mieux connaître leurs organisations, d’avoir le souci d’eux-mêmes. Nos désirs ont besoin de temps, sinon ils deviennent des pulsions comme dit Stiegler, et avant lui Freud. Avoir le souci de soi-même, c’est aussi et surtout avoir le souci du souci que les autres ont d’eux-mêmes.

Cela doit nous permettre de retrouver les vertus du jugement proportionné, au “cas par cas”, cher à Paul Ricoeur. Sortir du Copier Coller et des prétendues “bonnes pratiques”, importées d’on ne sait où. Pratiquer une sagesse de l’ajustement qui reconnaît la spécificité des situations et s’éloigne autant que possible du fameux “One Best Way” de Taylor, qui n’a jamais existé. Dans certaines organisations, Il faudra un peu de sang froid et beaucoup d’humour, pour atteindre ce nouveau stade d’intelligence contextuelle.

Pratiquer une sagesse de l’ajustement qui reconnaît la spécificité des situations et s’éloigne autant que possible du fameux “One Best Way” de Taylor….Dans certaines organisations, Il faudra un peu de sang froid et beaucoup d’humour, pour atteindre ce nouveau stade d’intelligence contextuelle.

Ce temps d’investissement nous pousse aussi à opérer une distinction entre travail et l’emploi. Là encore, je m’appuie sur les analyses de Bernard Stiegler. Entre L’Otium, ce temps sporadique et humaniste de recul et de lecture par opposition au Negotium, qui est le temps des affaires. C’est dans l’Otium que nous rechargeons nos compétences et que nous préparons l’avenir. Nous avons besoin de ce temps “inutile” de réflexion pour agir sur le monde. Il y a là un travail de maturation. Souvent, le vrai travail et les vraies percées créatives s’effectuent après cette recharge des batteries émotionnelles et intellectuelles. Et je ne parle pas uniquement là de formation, ou alors d’un temps de formation déconnecté des exigences brûlantes de l’instant.

C’est cela qui doit nourrir nos savoir-faire à venir. L’instant nous impose de penser le temps long. L’utilité de l’inutile apparaît toujours après coup.


Biographie de Ghislain Deslandes :

Ghislain Deslandes, est professeur à ESCP Europe (campus de Paris) et directeur scientifique du MS Médias. Ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie (Ciph), ses enseignements et ses recherches portent sur la communication, le management et l’éthique. Ses plus récentes recherches ont été publiées dans Journal of Business Ethics, Leadership, Organization et Organization Studies. Son dernier ouvrage : Critique de la condition managériale (PUF).

1970 Naissance à Angers

1994  Directeur associé de CoPlaNet (Groupe Fi Sytem)

1997 Directeur scientifique MS Médias à ESCP Europe

2000 Doctorat de philosophie (Université Paris 1)

2003 Président de Worldex Media

2007 Cède le contrôle de Worldex Media

2011 ITP, Kellogg School of Management (Northwestern University)

2012 Habilitation à diriger des recherches en science de gestion (Université Paris Dauphine)

2013 Directeur de programme au Collège International de Philosophie

2014 Essai sur les données philosophiques du management (PUF). Prix Fnege/EFMD du meilleur essai.

2015 Créé le cours « Humanités et management » à ESCP Business School

2016 Critique de la condition managériale (PUF)

2017 Membre du conseil d’administration de la Société des Amis de Port-Royal

2018 Antiphilosophie du christianisme (Editions Ovadia).

2019 Obtient le premier “ESCP Research award”