Dignifier les métiers. L'interview de Philippe Emont (AlterNego) - Umanz

Dignifier les métiers. L’interview de Philippe Emont (AlterNego)

Dignifier les métiers. L’interview de Philippe Emont (AlterNego)

Comme le rappelait David Djaïz dans nos colonnes il y a quelques semaines, l’une des lourdes tâches du déconfinement sera de repenser la dignité des métiers.

Aujourd’hui nous recevons Philippe Emont du Cabinet de dialogue Social AlterNego pour évoquer la dignification des métiers. On parle aussi de professionnalisme, de libre arbitre, de condition de travail, de fierté, de compensation immatérielle, de liberté d’action, de culte de la performance de noblesse de l’acte de travail, de perte de sens et de contrat social.

Umanz : Pourquoi certains métiers reconnus aujourd’hui comme essentiels se sont trouvés si dé-valorisés avant le Covid ?

Philippe Emont : Tout d’abord, il y a autour de la notion de valorisation, un clair-obscur, que le débat public peine à dissiper. Qu’entend-on exactement par valorisation des métiers. La première réponse qui vient à l’esprit est évidemment relative à la rétribution financière, le salaire. Ce n’est pas un sujet neuf, il est au cœur de notre dialogue social national depuis longtemps. Il n’est pas non plus spécifique au contexte que nous traversons. Alors évidemment, cela ne le délégitime pas pour autant, mais il renvoie à un débat plus large, à la fois politique, philosophique, éthique, et dont l’énoncé pourrait être le suivant « combien vaut l’utilité sociale ? ».

« Combien vaut l’utilité sociale ? »

Dans notre contexte, le sentiment de dévalorisation est plus profond, et sa seule dimension économique ne saurait en rendre compte. Je pense qu’il serait illusoire de considérer que ce sentiment puisse s’atténuer par l’unique revalorisation des revenus de telles et telles professions. De fait, des investissements, aussi massifs soient-ils, s’ils sont certes nécessaires, ne sauraient en aucun cas être suffisants. Car ce serait faire l’impasse sur la mise en débat de l’extrême dégradation des conditions de travail de ces professions depuis bientôt une vingtaine d’année. Et c’est cette dégradation durable des conditions de travail qui est, de mon point de vue, le parent pauvre dans le débat actuel.

C’est là l’autre versant, du débat sur la dévalorisation, au moins aussi essentiel que le versant économique qu’il convient de présenter si l’on veut comprendre ce que le terme « dévalorisation » revêt. Car c’est de la valeur intrinsèque du travail dont il s’agit. Ce que l’on en obtient indépendamment de sa rétribution et cette dimension couvre des réalités aussi diverses que les moyens mis à disposition des personnes pour réaliser leurs missions, la reconnaissance des compétences, la fierté d’appartenance à un corps de métiers, le sentiment de son utilité sociale, la valorisation publique des biens accomplis, la qualité des liens unissant un corps social donné, les conditions d’exercice de son métier, l’autonomie dont on dispose etc…

Et toutes ces notions ne sont pas réductibles à un projet économique. Il s’agit d’un projet social. Or ce qui explose aujourd’hui, et dont la crise actuelle est un révélateur, c’est l’immense dette morale accumulée entre l’Etat et ses services publics, les politiques de rigueur budgétaires se suivant les unes aux autres, les transformations succédant aux transformations, le corps social est balloté de gouvernance en gouvernance et se vit comme une variable d’ajustements dans le cadre de politiques qui parfois le dépasse.

« Toutes ces notions ne sont pas réductibles à un projet économique. Il s’agit d’un projet social. »

 

Umanz : Pourquoi, par quels mécanismes les métiers, les salariés se sont-ils sentis « non dignes ?

Philippe Emont : Encore une fois, la double entrée est importante. Ce sentiment d’indignité provient de deux facteurs. Le premier est lié, nous l’avons vu, au décalage entre l’idée que l’on se fait de son utilité sociale et ce que l’on en obtient. Le deuxième est lié à la liberté d’action qui est confié dans la réalisation des tâches à accomplir. Autrement dit, quelle confiance m’est accordée pour assumer les responsabilités qui sont les miennes dans un contexte donné ?

La plupart des transformations auxquelles sont soumises nos organisations répondent d’abord à un impératif économique, la dimension sociale y est certes présente mais comme elle est difficilement objectivable, on l’accole à des indicateurs objectifs et immédiatement constatable, au détriment parfois de ce qui fait la valeur du travail pour celui qui l’exerce.

Pour prendre un exemple concret, le salaire moyen d’un infirmier se situe aujourd’hui à 2247 euros. Le salaire moyen brut en France est autour de 3000 euros bruts. S’il y a en effet un fort différentiel il ne peut à lui seul expliquer ce sentiment d’« indignité ». Il faut y ajouter une dimension supplémentaire, la valeur que j’accorde au métier que j’exerce et qui peut être un élément de compensation. Ici c’est une compensation immatérielle. Pour le dire simplement, « je ne suis pas satisfait de mon salaire mais je fais un beau métier ». 

Mais que se passe-t-il quand, en plus de maintenir des niveaux de salaire bas, vous touchez à ces éléments de compensation immatérielle. Que se passe-t-il lorsque faute de moyen vous vous retrouvez à exercer vos tâches dans un environnement dégradé, que vos compétences ne sont plus reconnues, et qu’on attend de vous de faire plus avec moins de moyen, ce qui est en substance le discours tenu dans l’hôpital public depuis 15 ans ? C’est alors la double peine. Et elle est d’autant plus douloureuse qu’elle vient toucher le geste, le cœur à l’ouvrage, la noblesse qu’il peut y avoir dans l’acte du travail. Et c’est ici, je pense, que la dignité est altérée. C’est à cet endroit que l’on touche à quelque chose d’inconditionnel dans le travail, l’autonomie et la confiance que l’on accorde à celui qui l’accomplit, le devoir que l’on a de considérer tout travailleur comme une fin, jamais comme un moyen pour reprendre la distinction kantienne.  

« Que se passe-t-il lorsque faute de moyen vous vous retrouvez à exercer vos tâches dans un environnement dégradé, que vos compétences ne sont plus reconnues, et qu’on attend de vous de faire plus avec moins de moyen, ce qui est en substance le discours tenu dans l’hôpital public depuis 15 ans ? C’est alors la double peine. Et elle est d’autant plus douloureuse qu’elle vient toucher le geste, le cœur à l’ouvrage, la noblesse qu’il peut y avoir dans l’acte du travail. Et c’est ici, je pense, que la dignité est altérée. »

Ces atteintes au métier ont été d’autant plus douloureuses qu’elles se sont doublées d’un dogme gestionnaire qui a visé à mettre en place des indicateurs de performance souvent décorrélés des situations de travail vécues. Pour illustrer ce phénomène demandons-nous : doit-on mesurer la performance de la police au nombre d’interpellations, ou au nombre de contraventions ? Doit-on mesurer la qualité du personnel soignant aux nombre de pansements réalisés ? Doit-on mesurer la performance d’un professeur au nombre de copies corrigées ? Doit-on considérer qu’un bon hôpital est un centre de profit plutôt qu’un centre de coût quitte à sacrifier le nombre de lit en réanimation ?

C’est comme cela qu’a émergé, dans certains services publics, le sentiment très fort d’une perte de sens, ou de ce que l’on appelle les risques psychosociaux. La réalité c’est que dans la course effrénée à la réduction de la dette publique et à la transformation des métiers, le travail a fâcheusement été occulté.

Umanz : Quel a été l’impact, le fait nouveau du Covid sur la valeur travail ?

Philippe Emont :Il n’y a pas à proprement parler d’impact de la crise sanitaire actuelle sur la valeur travail. Elle a simplement agi comme révélateur, mais de la même manière que la crise sécuritaire des années 2015-2016 avait mis en lumière les conditions de travail dans la police nationale, et qu’à échéance régulière nous les découvrons dans l’éducation nationale. N’oublions pas que les policiers eux aussi ont été applaudi par la foule en 2015

Ce que la crise a d’intéressant de ce point de vue-là, c’est qu’indépendamment du débat sur la pertinence des plans d’actions déployés par le gouvernement, c’est qu’elle a tout de même permis de poser le débat de l’état de nos services publics dans leur ensemble et la nécessaire sanctuarisation de leur rôle, on ne gère par un service public comme on gère une entreprise, c’est là le sens du « quoi qu’il en coûte » du discours du Président le 15 mars dernier, ce qui est une réelle nouveauté.

D’autre part, alors qu’un pays est tout entier confiné, on se rend compte qu’il tourne toujours grâce notamment à nos services publics. C’est une drôle de leçon pour ceux qui depuis des années se font les chantres d’une privatisation de certains services essentiels. Bien malin, qui pourra dire, ce que ce débat apportera comme changements, s’il-y en a. On peut en revanche espérer que la question de la valorisation de certaines fonctions essentielles puisse s’enrichir d’un vrai projet social.

Umanz : Comment peut-on à l’avenir dignifier le travail, par quels mécanismes ?

Philippe Emont : On ne passera pas à coté du débat sur la revalorisation des salaires de certaines fonctions essentielles que la crise actuelle aura mis en lumière. C’est juste et nécessaire. Mais ces revalorisations ne doivent pas faire mollir l’indispensable débat sur le reste du problème, qui on l’a vu est non seulement plus profond mais aussi plus complexe à traiter.

C’est à notre dialogue social de s’en saisir, hors des querelles partisanes habituelles. On a eu trop tendance ces dernières années à considérer qu’obtenir des financements supplémentaires de la part de l’Etat était une fin en soi dans le cadre d’un conflit social. Ce fût notamment le cas en janvier dernier lorsque Agnès Buzyn annonçait 150 millions d’euros d’investissement à la suite du mouvement national de grève des médecins urgentistes.

Un débat national sur ce qui fait la valeur du travail pourrait déjà fixer les grandes lignes d’une vision social du travail. Un tel débat permettrait de rentrer au cœur du sujet et de ses nombreux dysfonctionnements, je pense notamment à :

–       La mise en cohérence des objectifs de performance avec la valeur intrinsèque d’un métier

–       L’autonomie réelle laissée aux agents de la fonction publique dans la conduite du changement

–       La mise en place de gouvernance locale et autonome en capacité d’adapter en fonction de leur réalité locale des directives gouvernementales

–       La mise en débat de système de gouvernance archaïque fondé sur l’autorité du statut et trop souvent décorrélé du terrain auquel il s’adresse

Car finalement et pour résumer les choses : ne s’agit-il pas tout simplement de remettre l’Homme dans une position reconnue de sujet capable par son libre arbitre et son professionnalisme d’apporter une juste contribution au collectif de travail au sein duquel il gagne ses lettres de noblesse, de respectabilité, et par conséquent sa dignité.

« …ne s’agit-il pas tout simplement de remettre l’Homme dans une position reconnue de sujet capable par son libre arbitre et son professionnalisme d’apporter une juste contribution au collectif de travail au sein duquel il gagne ses lettres de noblesse, de respectabilité, et par conséquent sa dignité. »

 


Biographie de Philippe Emont :

Diplômé de l’Université Paris IV, de l’Institut Catholique de Paris et de l’EGE, il a travaillé sur des questions de responsabilité sociale et sur la mise en place d’instances de dialogue multilatérales dans des contextes polémiques.
Formateur et consultant, il intervient depuis 2007 sur des missions de facilitation, de concertation et de gestion des risques psychosociaux.

Spécialiste du monde associatif et de ses relations avec le secteur privé, il est co-auteur de « Gérer les risques psychosociaux » (ESF, 2012) et « Le Dialogue social : prenez la parole ! » (ESF, 2014). Il a également contribué à l’ouvrage collectif Psychotraumatologie du travail avec son article « Le dialogue social à l’épreuve de la psychotraumatologie du travail » (Armand Colin, 2016)