En finir avec la tyrannie de la commodité - Umanz

En finir avec la tyrannie de la commodité

La convergence révolutionnaire entre intelligence artificielle et big data, effectuée dans un contexte d’innovations technologiques foisonnant, entraîne – je ne vous apprends rien – un bouleversement de fond, voire cette fameuse « disruption » que les experts du secteur aiment tant invoquer. Mais elle sacralise surtout et toujours plus la commodité et ses corollaires … quitte à en faire un voyage sans destination ? Décryptage. 

Move fast and break things !

Voilà plusieurs années qu’on nous le rabâche : le maître-mot de la révolution numérique, c’est « l’accélération ». D’autant que le terme inspire, donne à rêver… Klaus Shaw, fondateur du World Economic Forum l’a érigé en punchline en déclarant que « dans le nouveau monde, ce n’est pas le gros poisson qui mange le petit ; c’est le plus rapide qui mange le plus lent ». Une citation qui fait écho au motto adopté, revendiqué par Facebook durant de nombreuses années : « Move Fast and Break things. » C’était bien avant Cambridge Analytica & Co, cela va sans dire…

Or l’accélération va souvent de pair avec la commodité. On rationalise, on anticipe, on simplifie … et on épaule l’adoption de nouveaux usages ! Jusque-là, tout va bien. Après tout, quel mal y a-t-il à vouloir se faciliter la vie ? Sauf que, comme le souligne Tim Wu dans une somptueuse tribune pour le NYT , la commodité est certainement  la force la plus sous-estimée et la moins bien comprise au monde aujourd’hui. Et pour cause : elle a la capacité de rendre d’autres options inenvisageables impensables même, surtout dans les industries à forte intensité technologique où elle constitue le fer de lance du combat pour la domination. Autrement dit, la commodité et le monopole semblent être des alliés naturels.

La commodité : un marché lucratif

Jugez-en par vous-même : derrière la savante terminologie d’« expérience utilisateur », des services comme Amazon, Google ou Facebook ont su bâtir des empires. Bien sûr, il n’est pas question de diaboliser les progrès technologiques et les vagues successivement libératrices que différents acteurs ont su générer en leurs temps. Mais aujourd’hui « l’accélération » entraîne une sorte d’industrialisation de la commodité.  Et cela a bien des effets pervers. Car, avec sa promesse d’une efficacité douce et sans effort, la commodité menace d’effacer les luttes et les défis qui donnent un sens à la vie. Créée pour nous libérer, elle peut vite devenir une contrainte, pesant sur ce que nous sommes prêts à faire.

De fait, et de manière très subtile, elle peut nous asservir. Cela s’observe de dizaines de façons : utiliser telle application plutôt qu’une autre car elle est déjà installée sur son portable, commander en un-clic un repas à domicile, voire un kit de produits frais assorti de recettes plutôt que de sortir au restaurant ou se cuisiner à dîner classiquement en piochant ce qui se trouve dans son frigo. Dans ces cas, il n’y  a encore rien de trop fantasque. Mais aujourd’hui, aux États-Unis, il existe des services qui permettent de payer quelqu’un pour attendre à votre place le jour de la sortie d’un iPhone. Un autre service semblable, en France cette fois-ci, permet de payer des gens pour manifester en votre nom…

Orphelin de l’inaction

Vous pensez sûrement en lisant ces lignes qu’au-delà de la commodité, il s’agit de gagner un temps précieux dont nous manquons tous cruellement. Sauf que, comme nous vous l’expliquions dans cette tribune de façon très pragmatique, du temps nous en avons, nous n’en avons même jamais eu autant ! Le problème ? La surabondance de choix. Ce sentiment d’être écrasés par l’offre car jamais nous ne serons en mesure de tout essayer, de tout consommer. Du coup pas de surprise : nous sommes obligés de zapper, de survoler, vite. Vite vite. Pour abattre des montagnes qui n’en finissent plus de resurgir, toujours plus haut. Pour occuper ce temps dont nous ne savons que faire, comme le souligne avec pertinence Nicolas Santolaria dans Le Monde : « Aujourd’hui nous ne savons plus glander, nous sommes devenus orphelins de l’inaction ». Et quand nous agissons, nous avons de plus en plus souvent la désagréable sensation de brasser beaucoup d’air. Allons-nous systématiquement et réellement au fond des choses ?

C’est à voir … et nous demeurons affamés, jamais rassasiés comme lorsque nous engloutissons de la snack-food à longueur de journée. Ne sentez-vous pas par exemple que votre attention est beaucoup plus difficile à activer, à maintenir ? Peut-être faudrait-il juste lâcher prise… d’autant que bientôt cela ne sera même plus un choix ! L’automatisation croissante de nos modes de vie va continuer à favoriser cette commodité, via notamment ces assistants intelligents qui feront tout à notre place et qui laisseront la place à une véritable économie de la flemme. On rend les armes, tout sera à portée de main … une vision dystopique mais non moins réaliste …

Combattre le chemin de la moindre résistance

Et nous voilà branchés pour prendre le chemin de la moindre résistance. Alors pourquoi se battre ? Peut-être pour éviter une sénescence du monde ? Une « idiocracy » globalisée comme le décrit avec humour, dérision et un poil de bon sens le film du même nom ? Car si le cerveau n’est pas un muscle à proprement parler, les nouvelles techniques d’imagerie médicale ont révélé sa neuroplasticité. Contrairement à ce que nous pensions jusqu’à présent, sa masse n’est pas figée à la naissance ou à l’âge adulte, elle change en permanence, au rythme de nos expériences, de nos apprentissages, en créant de nouveaux réseaux neuronaux. Au vu de cette nouvelle donne, l’économie de la commodité résonne plus comme un écho de notre extinction que comme une victoire du progrès.

Alors stimulons tout cela … Inspirons nous d’un des pionniers de la psychologie positive, l’américain Shawn Achor, qui écrit en substance : « Cette attraction invisible vers le chemin de moindre résistance peut dicter nos vies davantage que nous ne le croyons, créant une barrière imperméable au changement et au développement positif. » La difficulté à maintenir le cap provient du fait que nous cherchons à nous appuyer sur la volonté. Or les scientifiques ont prouvé que la volonté s’épuise tout au long de la journée. Plus on s’en sert, plus elle s’affaiblit ! Et cela se répercute sur d’autres tâches que nous menons même lorsqu’elles n’ont aucun rapport entre elles. Résultat : notre « réservoir » de volonté se trouve vidé et nous avons instinctivement tendance à céder à nos vieilles habitudes par facilité. Mais il existe une solution : placer le comportement souhaité sur le chemin de moindre résistance, de sorte qu’il faut moins d’énergie et d’effort pour passer à l’action que pour le contourner : « Plus nous pouvons réduire ou même éliminer l’énergie d’activation pour les actions que nous désirons, plus nous renforçons notre capacité à mettre sur les rails un changement positif. »

Prenons garde à ne pas sombrer dans la facilité dit le dicton… à moins que nous n’allions à conter sens ? Tirons profit de la facilité afin d’ancrer des changements positifs ou tout simplement de reprendre le contrôle de nos vies.

Marie Dollé