Plus le temps d'avoir le temps ! Temps libre : par-delà le burnout ? - Umanz

Plus le temps d’avoir le temps ! Temps libre : par-delà le burnout ?

Courir après le temps … une expression familière, n’est-ce pas ? Surtout dans une société qui s’accélère inexorablement. Conséquence : nous avons l’impression d’en manquer cruellement alors que paradoxalement nous n’en avons jamais eu autant. Une cause symptomatique d’un mal plus profond ? Décryptage.

La temps-dinite : le mal du siècle ?

Dans son essai intitulé Nouveau portrait de la France, le sociologue Jean Viard explicite parfaitement la chose : en un siècle, le temps hors travail est passé de 12 à 40% de la vie éveillée d’un homme ; les plages de liberté ont ainsi été multipliées par 5 et représentent désormais 15 années de l’existence d’un individu Vs 3 années en 1900. En d’autres termes, du temps, nous en avons, nous n’en avons même jamais eu autant … et c’est loin d’être un effet de mode ! En effet, les développements technologiques et l’automatisation croissante de notre quotidien devraient continuer à renforcer le phénomène.

Mais alors, comment expliquer ce sentiment de manquer de temps ? Toujours d’après Jean Viard, l’une des causes réside dans la surabondance de choix : « Notons que dans cette société de vie longue et de travail court, chacun est convaincu d’avoir moins de temps, et de vivre moins bien que les générations précédentes, car les offres de choses à faire augmentent plus vite que ce que nous pouvons saisir. Nous sommes écrasés par un sentiment permanent de manque de temps en raison de cette surabondance de choix. »

Cette surabondance, ce bourdonnement permanent entraînent de fait une stimulation à outrance. Et des entreprises comme Facebook ou Google y contribuent elles qui n’hésitent pas à hacker notre attention grâce à un éventail de techniques visant à rendre leurs applications addictives. Le directeur de Netflix, n’a-t-il pas récemment déclaré que sa société était « en compétition avec le sommeil de ses utilisateurs » ?

Mais les GAFAs ne sont pas les seuls responsables de notre temps-dinite. Nos manières de vivre ont elles-mêmes fortement changé. La trajectoire existentielle n’est plus linéaire comme cela pouvait être le cas par le passé. Nos grands-parents, par exemple, demeuraient dans la même entreprise 20 ans durant, parfois même toute leur carrière. Impensable aujourd’hui, notamment chez les millennials devenus des « slasheurs » c’est-à-dire des individus qui conçoivent leurs parcours en version « multi », en cumulant les jobs mais aussi en maximisant les tâches simultanées. De fait, d’après certains experts, le freelance deviendrait bientôt une norme plutôt qu’une exception.

De la charge mentale au burn out

Mais sommes-nous réellement capables de faire plusieurs choses à la fois ? D’après le neuroscientifique Daniel Levitin, la réponse est non. Il explique que chaque fois que nous déplaçons notre attention d’une chose à une autre, le cerveau enclenche un commutateur neurochimique qui utilise les nutriments du cerveau pour accomplir cette activité.

« Donc, si vous essayez de faire plusieurs choses à la fois, vous savez, faire quatre ou cinq choses à la fois, vous ne faites pas vraiment quatre ou cinq choses à la fois, parce que le cerveau ne fonctionne pas de cette façon », dit-il. « Au lieu de cela, vous passez rapidement d’une chose à l’autre, épuisant les ressources neuronales au fur et à mesure. » Et les conséquences sur le long terme peuvent être désastreuses.

Une étude menée par l’Université du Sussex (Royaume-Uni) a comparé la structure cérébrale des participants avec le temps qu’ils consacraient à l’utilisation d’appareils médiatiques, c’est-à-dire l’envoi de SMS ou la télévision. Les IRM des participants ont révélé que la densité cérébrale du cortex cingulaire antérieur était moindre chez les multitâcheurs de haut niveau. C’est la région du cerveau responsable de l’empathie et du contrôle émotionnel. Une autre étude menée par l’Université de Londres a démontré que les participants multitâches ont connu une rétrogradation de leur QI jusqu’au stade moyen … d’un enfant de 8 ans.

Bref, ce qui démarre comme une frustration, celle de ne pas réussir à saisir ce champ infini des possibles (voir une énième série sur Netflix, s’occuper des enfants tout en répondant à ses mails pros …) finit par nous mener droit à l’épuisement.  Nous transformons chaque moment de chaque journée en une course éperdue jusqu’à la ligne d’arrivée. Et dans cette course contre la montre, rien ne survit … c’est le burn-out.

Éloge de l’ennui

Vous l’aurez peut-être remarqué, mais depuis que la technologie s’est immiscée dans notre quotidien et que nos modes de vie et de travail ont évolué … nous nous ennuyons rarement. Pire encore, nous craignons le désœuvrement. Pourtant, les psychothérapeutes ne vantent-ils pas l’importance de laisser les enfants s’ennuyer afin de stimuler leur créativité ? Ne devrait-il pas en être autant pour les adultes ?

Oui à en croire le raisonnement déployé par Manoush Zomorodi dans un TedTalk : « N’avez-vous pas remarqué que vous avez parfois vos idées les plus créatives en pliant le linge, en faisant la vaisselle ou en ne faisant rien de particulier ? C’est parce que lorsque votre corps passe en pilote automatique, votre cerveau s’occupe à former de nouvelles connexions neuronales qui relient les idées et résolvent les problèmes. » C’est une capacité de penser de manière créative en dehors des sentiers battus.

Et l’ennui s’accompagne souvent d’un ralentissement. Un nouvel art de vivre qui porte d’ailleurs un nom : la slow life. Une sorte d’apaisement à la pression du quotidien qui peut se pratiquer de différentes façons : méditation en pleine conscience, yoga ou tout simplement prise de conscience et changements dans son mode de vie (arrêter de planifier tout à l’excès, accepter l’imperfection, réévaluer ses priorités …).

Prendre le temps de ne rien faire, et de le faire doucement … le luxe ultime … et le fruit d’un combat de chaque instant ? Contre la pression sociale, les injonctions professionnelles, les obligations familiales, la charge mentale, l’éducation, le regard d’autrui, l’omniprésence des réseaux sociaux, la perception tourmentée de soi-même, tous ces blocages que nous avons intégrés inconsciemment et alimentons frénétiquement, terrifiés du vide existentiel qui pourrait soudain nous sauter au visage si nous stoppions un seul instant cette cavalcade ?

Ce serait pourtant pour le mieux … mais pour y parvenir il va falloir alors apprivoiser ce temps qui nous échappe quand nous nous efforçons de le dompter et de le distordre.

Marie DOLLE

Twitter : @MarieDolle