Les méthodes de l’amélioration continue constituent un mantra très répandu dans nos approches de management, mais aussi dans notre façon de voir le monde.
En effet, on ne réinvente pas le monde en réaction à chaque problème rencontré. On ajuste nos stratégies, on modifie nos organisations, on améliore nos opérations avec des changements incrémentaux pour corriger plein de bogues inhérents à nos systèmes et mieux nous adapter au contexte extérieur.
Ces méthodes incrémentales sont très souvent utilisées par-défaut dans la plupart de nos décisions, en posant des questions incrémentales auxquelles on répond par des solutions incrémentales.
On veut accélérer nos ventes (question incrémentale – par rapport à aujourd’hui) ? Dès lors on va souvent augmenter le nombre des commerciaux et mieux les former (réponse incrémentale – en continuité avec aujourd’hui).
On veut diminuer les coûts de production (question incrémentale – par rapport à aujourd’hui) ? Alors on va souvent optimiser nos chaînes de production et mieux former les opérationnels (réponse incrémentale – en continuité avec aujourd’hui).
C’est une approche qui fonctionne plutôt bien. La plupart des décisions incrémentales liées aux méthodes de l’amélioration continue sont bien justifiées, proportionnées aux problèmes à résoudre, pensées et évaluées de façon méthodique, rationnelle et raisonnée par des gens souvent assez compétents.
Mais cette approche – que nous avons mis au centre de la gestion de nos entreprises, de la sphère publique, de nos vies – présente un problème significatif : la complexité furtive.
A chaque amélioration continue, nous ajoutons une couche de complexité que nous croyons inoffensive et même nécessaire. Couche après couche, la complexité s’accumule discrètement, furtivement, mais aussi très rapidement, à tel point qu’elle transforme nos systèmes en des monstres de complexité, non-performants et fragiles.
Voici donc le paradoxe de l’incrémental : une série de décisions et actions généralement raisonnables et justifiées, aboutissant néanmoins – et rapidement – à des situations non-optimales : complexité, non-performance, et fragilité pouvant conduire à l’effondrement.
Et la pire des choses ? Nous y sommes largement aveugles. Bien que ces monstres de complexité se forment rapidement à travers nos décisions, et devant nos yeux, nous ne les voyons pas. C’est le propre de l’incrémental, du couche par couche, des petits changements : on s’y habitue, on ne remarque plus, on reste confiant dans notre capacité à gérer des systèmes de plus en plus complexes, jusqu’au piège final. C’est l’illusion aveugle.
Nokia a amélioré ses téléphones portables jusqu’à la disparition ; Microsoft sortait souvent des versions incrémentales de Windows (par exemple ME ou 8) clairement non-performants ; Boeing a amélioré son 737 jusqu’à la version MAX instable ; le tout malgré la qualité et les compétences des participants et décideurs.
Ainsi, nos stratégies deviennent rapidement des monstres de complexité lorsqu’on y ajoute de façon incrémentale de nouveaux types de clients, de produits, de services, de partenariats, de géographies, de canaux de distributions, dispersant le focus et la concentration de ressources.
Nos organisations deviennent rapidement des monstres de complexité lorsqu’on y ajoute, toujours de façon incrémentale des strates, des connections hybrides, des liaisons matricielles, des duplications de gouvernances, des centralisations et consolidations, diluant la responsabilité, et affectant l’agilité et la transparence.
Nos opérations deviennent rapidement des monstres de complexité en y ajoutant de façon incrémentale des extensions d’usines, des variations infinies, des multitudes de processus complexes, plein de contrôles pour gérer les exceptions, des indicateurs multidimensionnels, freinant la productivité et la performance, et fragilisant nos systèmes.
On trouve aussi le même problème dans la sphère publique. Nos gouvernements successifs y ont engagé des améliorations continues, aboutissant in-fine à des strates ingouvernables, de la bureaucratie invalidante, des lois inextricables, des normes paralysantes, une dette avoisinant les 120% du PIB, malgré la bonne foi et la compétence de beaucoup de participants et de décideurs – encore l’illusion aveugle dans notre capacité à gérer des systèmes de plus en plus complexes.
En 30 ans, nous avons eu un effondrement comparatif de la richesse nationale par habitant, passant du 15e au 26e rang mondial, perdant 11 places, Durant la même période, la Grande Bretagne perd 2 places (de 21e à 23e), l’Allemagne 4 places (de 14e à 18e), l’Australie gagne 12 places (de 24e à 12e) et les États-Unis 5 places (de 13e à 8e).
L’état d’esprit Anti-complexe
Comment alors se sortir d’un problème que régulièrement nous ne voyons même pas ? La solution commence par un état d’esprit, un mindset, que j’appelle Anti-Complex.
Anti-Complex considère que la complexité est le moteur essentiel de la non-performance, et le principal obstacle à l’efficacité du leadership. Il faut donc la combattre pour passer du complexe au simple, sans tomber dans le simpliste. Ce mindset considère aussi le paradoxe incrémental comme source majeure de complexité. Après une suite d’améliorations continues, Anti-Complex impose un questionnement tabula-rasa menant très souvent à des systèmes redésignés, comme seul antidote à la complexité furtive et l’illusion aveugle.
Si on veut augmenter nos ventes, la question ne doit pas être incrémentale par rapport à l’existant mais transformative, par exemple : quel est notre potentiel de ventes ? On pourra alors explorer un changement de positionnement, de pricing, de partenariats, de portefeuille produits / services – avec des réponses de discontinuité et des systèmes redésignés au lieu des solutions incrémentales de renforcement des équipes commerciales.
Si on veut diminuer les coûts de production, la question ne doit pas être incrémentale par rapport à l’existant mais transformative, par exemple : quel est le coût de production optimal ? On pourra alors explorer un changement d’outils, de process, de portefeuille produit, de consolidation ou au contraire de spécialisation – avec des réponses de discontinuité et des systèmes redésignés et non des solutions incrémentales d’optimisation du système de production.
En pleine conscience de la réalité du monde, le leadership définit l’objectif assez indépendamment de la situation présente, puis revient en arrière pour tracer les étapes successives pour y parvenir. Le management se concentre sur des solutions incrémentales qui par définition partent de la situation présente.
Le management s’embourbe dans les optimisations incrémentales à l’intérieur d’un cadre donné – le leadership s’en affranchit en réinventant le système. Les politiques s’embourbent dans les solutions incrémentales et les comparaisons biaisées et inadéquates – les hommes et femmes d’état s’en affranchissent pour le plus grand bien de tous.
Pour atteindre l’ultime performance que vous visez, sur les dimensions qui sont les vôtres -stratégiques, organisationnelles, opérationnelles, financières, sociales, sociétales, environnementales – adoptez Anti-Complex et oubliez le plus souvent les solutions incrémentales qui vous enfoncent dans la complexité furtive. Favorisez par-défaut, donc dans la plupart des cas, les options avec des systèmes redésignés.
Il est temps de changer de mindset pour plus de leadership.
© Rend Stephan – EndX– Avril 2021