C’est souvent une ébauche d’idée, une étincelle, un vague sentiment, une intuition. Parfois on a du mal à l’agripper. Eugene Gendlin, philosophe et psychologue appelle cela “Penser à la crête” et propose une méthode pour accoucher de ces pensées subtiles.
Son intuition première : “Lorsqu’un être humain expérimenté dans un domaine donné ressent quelque chose, il y a toujours quelque chose. Cela peut s’avérer très différent de ce que l’on croyait au début, mais ce ne peut être rien.”
Pour illustrer son propos il évoque ce réflexe observé chez un pilote d’avion professionnel : « Je ne peux pas l’expliquer. La météo dit que tout est clair, mais l’aspect de la chose me donne un étrange sentiment de doute… ». C’est précisément ce type de pensées à la crête, ces sentiments pré-intuitifs qui ne peuvent être décrits qu’Eugene B Gendlin recommande d’explorer.
Penser à la crête : une traduction corporelle
Penser à la crête va donc consister à traduire ces sentiments qui n’ont pas de nom dans la langue de tous les jours, parfois les mots n’existent pas, souvent il faut en prononcer plusieurs, désordonnés, intuitifs, maladroits, imagés avant de reconstituer le sens.
C’est exactement ce que recommande Gendlin, pour lui, aucun mot ou phrase établie ne parvient à dire “une pensée à la crête”. Souvent il faudra que plusieurs mots imprécis soient prononcés d’une manière désordonnée avant que le sens devienne perceptible. Il recommande d’ailleurs de ne pas interrompre le sujet quand il tente, même chaotiquement d’accoucher d’une idée.
“Ce qui doit être dit s’élargit ! Ce que nous disons ne représente pas le sens corporel. Il porte plutôt le corps en avant.” précise ainsi Gendlin qui incite à utiliser les mots comme ils viennent d’une façon fraiche et créative.
Comme l’explique Gendlin : « les phrases nouvelles peuvent dire ce que l’on souhaitait que le mot signifie. Il s’avère maintenant que chacun des mots rejetés donne lieu à des phrases fraîches très différentes. Chacune d’entre elles tire quelque chose de différent du sens ressenti. De cette façon, avec quelques développements ultérieurs, ce qui était un seul sens flou peut engendrer six ou sept termes. Ces termes apportent leurs propres interrelations, généralement un schéma tout à fait nouveau. »
Et ces nouvelles phrases sont souvent puissantes et révélatrices. Le sens perçu au début comme chaotique peut se révéler, en fait, très précis. Pour Gendlin cet art de “penser à la crête” est un début de ce chaînon manquant entre la sensation et le langage. Lynn Preston, psychothérapeute dit à ce propos : “L’implicite c’est à la fois “déjà” et “pas encore”.
Cette pratique subtile de réincorporation de la pensée permet aux mots de trouver une articulation. Gendlin parle d’ailleurs à ce propos de “sens corporel”, un sens qui transcende la séparation cartésienne entre corps et esprit et permet à cette pensée des lisières d’émerger..
“Loin de réduire et de limiter ce que l’on vit et veut dire implicitement, une nouvelle formulation est un développement physique de ce que l’on sent et de ce que l’on veut dire.”
Un processus individuel puis collectif
C’est un processus individuel avant d’être collectif : “Personne ne voit le monde sous votre angle…Personne ne peut saisir le plus que vous sentez.”
“Nous voulons être comme des poissons conscients de la mer”
Lynn Preston
La clé de la pensée à la crête est donc une écoute attentive, sans réaction, sans réponse et au départ sans interaction le temps que la pensée naisse et se développe. Gendlin conseille ainsi de noter les mots avant qu’ils ne disparaissent pour pouvoir les restituer à l’interlocuteur.
Ce n’est qu’une fois que l’idée est différenciée que le processus collectif peut démarrer. Elle est alors enrichie via le croisement des affects et des mémoires. Le croisement enrichit alors sa complexité et son pouvoir implicite. À ce stade, l’interaction collaborative peut créer de nouvelles dynamiques, idées et schémas de sens.
C’est ainsi que ce “Connu Impensé” peut venir au monde.