L’après, le futur de nos sociétés et celui d’une économie post-covid suscitent beaucoup de débats, de polémiques et de denses interrogations. Et pourtant, nous ne sommes toujours pas sortis du long pendant.
Difficile de voir et de penser clair dans un avenir illisible et anxiogène. Umanz a tenté de tirer quelques fils de sens avec David Djaïz, essayiste, professeur à Sciences-Po et auteur de Slow- Démocratie.
Umanz – Que nous apprend cette crise ?
David Djaïz : Elle nous apprend d’abord qu’il faut avoir une grande humilité, peu de gens l’ont vu venir. Mis à part certaines voix dans l’épidémiologie comme celle de Peter Daszak de l’Eco Health Alliance très sensible aux zoonoses ou Bill Gates en 2015, peu de gens avaient prévu la survenue d’un événement aussi catastrophique que la pandémie du COVID. Il faut avoir la modestie de l’accepter et de ne pas reconstituer des chaînes de causalité artificielles.
Nous sommes actuellement au coeur de cette crise et nous vivons au quotidien dans une urgence sanitaire difficile où l’appareil de santé en France est de plus en plus saturé et les services d’urgences débordés par le nombre de malades.
Cette urgence sanitaire se double d’une urgence économique où de nombreuses entreprises sont à l’arrêt en raison du confinement tandis que l’atelier du monde, l’appareil productif chinois reste encore largement à l’arrêt, ce qui perturbe profondément nos chaînes de valeur industrielles.
Nous vivons donc une profonde incertitude dans la façon dont nous allons surmonter ces crises.
Une incertitude renforcée d’une inconnue sur la durée de l’immunité qui complexifie l’équation.
Ce que l’on peut dire avec une assurance raisonnable c’est qu’il y aura un avant et un après quant à l’état d’hyper-mondialisation et d’interdépendance massive financière et économique du monde et des flux massifs de personnes. Tout cela est gelé aujourd’hui. La complexité est dans le déconfinement et la ré-ouverture. Autant il est facile de fermer rapidement autant il est complexe de ré-ouvrir une économie liée aux flux humains. Je m’attends donc à une réouverture lente et progressive des flux humains et des frontières.
Umanz- Vers quel type de monde allons nous ?
David Djaïz : C’est comme des poupées gigogne. Si on a juste une récession avec une sortie de crise rapide on peut s’attendre à une courbe en V. De même, si on arrive à aplatir la courbe sans retour d’épidémie, l’horizon peut s’éclaircir et on peut alors plus facilement réfléchir à des changement de modèles et à des changements civilisationnels.
Si les paramètres épidémiologiques et économiques sont plus douloureux, on risque en revanche plus de subir ces changements que de les modeler.
Ce que j’anticipe quand même, c’est une forme de ralentissement de la mondialisation. Il y a un discours autarcique très fort qui va monter dans nos sociétés, un discours nationaliste qui a le vent en poupe depuis la crise financière. Je vois parallèlement le succès d’un autre discours effondriste-autarcique qui incite à se replier sur des communautés locales auto-suffisantes.
La vérité comme l’a analysé Edgar Morin est que nous vivions dans un monde d’interdépendance sans solidarités. Je pense de mon côté que si l’on veut conserver la densité des infrastructures sociales, il est temps d’inventer une nouvelle architecture de la mondialisation faite d’écluses et décélérations sélectives (dans les domaines de l’agro-alimentaire, de la rénovation thermique du bâtiment, des chaînes de médicament et de la finance). On n’est pas obligé de tout décélérer, il faudra par exemple continuer à favoriser la circulation de l’information et de la connaissance qui facilite l’éducation et accélère la découverte de nouveaux vaccins et de nouveaux traitements.
Il faudra ensuite être capable de soustraire des actifs du marché pour concilier interdépendance et solidarité. Il sera également envisageable d’évoluer sur des chaînes de valeurs moins fragmentées, maîtriser les stocks stratégiques et renforcer l’économie sédentaire.
L’interdépendance extrême provoque les crises. Il faut donc augmenter le volume sonore des solidarités et baisser le volume sonore des interdépendances. C’est ce que j’appelle la mondialisation maîtrisée.
Umanz- L’après sera t-il un après ?
David Djaïz : La question est passionnante. L’historien François Hartog a caractérisé notre régime d’historicité avec le terme de “présentisme” c’est-à-dire une absence de discontinuité entre un présent, un passé et un avenir. Il est possible que l’expérience totale que nous faisons vienne chambouler ce régime d’historicité.
Nous sommes ici dans une crise sans précédent d’une ampleur à mon sens bien supérieure à celle de 2008. Or elle nous permet à nouveau de penser en terme de présent, d’après et d’avenir. Même si l’incertitude domine, je crois que nous allons changer de régime d’historicité.
Je n’aime pas ces discours qui consistent à dire “plus rien ne sera comme avant”. Est-ce que le modèle d’avant était si louable et si normal ? Est-ce que l’après ne sera pas au contraire une remise à l’endroit salutaire? Un avant “l’avant”, qui n’avait rien de désirable? Ce sont ces questions de changement de modèle de civilisation qui vont se poser à nous avec acuité. J’espère que nous aurons une véritable délibération collective sur ce modèle.
Attention, cette volonté de changement collectif ne sera peut-être pas sereine, ce n’est pas pour rien que Thucydide après la pandémie qui a ravagé Athènes parle de cette “stasis” qui nous ronge, de cette fragmentation extrêmement forte, de ces délations, de ces attitudes qui divisent le corps social et charrient des passions négatives et qui sont autant de menaces pour la démocratie. En cela, s’il est pertinent de comparer l’épidémie à une guerre, ce n’est pas la guerre qu’on a en tête, celle qui oppose une armée à un ennemi extérieur, mais plutôt la guerre civile, celle qui nous ronge de l’intérieur, comme la maladie nous ronge de l’intérieur. La stasis est la maladie du corps social, et elle désigne aussi bien le conflit entre des factions que les épidémies.
Il faut donc espérer et surtout travailler activement au meilleur et notamment aux récits et aux imaginaires collectifs qu’on va écrire pour la suite. Ne pas laisser aux partisans de l’exclusion le monopole des récits. Il faut écrire de nouveaux récits de coopération et de solidarité qui prennent en compte nos vulnérabilités écologiques et sociales. Si nous y parvenons nous aurons l’opportunité de transformer cette catastrophe en opportunité.
Umanz- Faut-il changer notre mode de consommation ?
David Djaïz : On a un modèle de consommation qui n’est pas soutenable. Cessons de dire que le Coronavirus nous pousse à changer. L’urgence d’agir était là de toute façon ; virus ou pas virus.
Il faut ensuite inventer un modèle économique soutenable sans sacrifier la prospérité des classes moyennes et populaires car on ne fera pas la transition écologique sans eux et sans sacrifier notre exigence démocratique même en ces temps où elle est ébranlée.
Il faut enfin remettre au premier plan les travailleurs “sédentaires”, le personnel soignant, les caissières, les enseignants ces travailleurs invisibilisés par le nomadisme triomphe alors qu’ils constituent des rouages essentiels de l’infrastructure sociale comme on le voit aujourd’hui. Plus que jamais on a besoin de ces opérateurs du lien et du soin pour maintenir la chaîne sociale en activité.
Il faut repenser la pyramide des métiers essentiels.
Umanz- Quelle autre économie est possible ?
David Djaïz : J’essaye de penser dans Slow démocratie, une économie de réconciliation. Une économie capable de réussir au niveau mondial dans des domaines d’excellence, capable d’innover aussi, mais une économie qui ne s’abandonne pas au laisser-faire du libéralisme qui laisse des territoire se déglinguer sous le prétexte de l’auto-régulation des marchés.
J’essaye de penser la re-dignification de ces métiers du lien et des activités sédentaires dont nous parlions plus haut. J’essaie de penser l’augmentation de la valeur ajoutée territoriale et des producteurs locaux. On peut imaginer un système qui n’ait pas la naïveté du village global mais qui ne soit pas non plus le village d’Astérix.
Umanz- Quid du sujet du dérèglement climatique post-confinement ?
David Djaïz : Il faudra le traiter de manière démocratique. Que les citoyens s’approprient les enjeux, s’approprient la réalité de la science. Cela implique une évolution de nos modes de vie, de notre façon de se déplacer, de voyager mais aussi de penser à l’ère de l’anthropocène comme nous y invite le Philosophe Bruno Latour.
On ne peut pas imaginer de transition écologique sans surcroît de puissance publique. Il faut des investissement massifs dans la décarbonisation de l’économie, dans les infrastructures vertes qu’il s’agisse de la mobilité de l’agriculture, des transports, de la low tech et de l’habitat durable.
La crise que nous traversons donne l’occasion de penser un plan d’investissement. Nous avons une occasion unique de faire un Green New Deal de très grande envergure. Mais surtout comme le dit Bruno Latour, d’éviter de faire un plan de relance où tout recommence comme avant.
On est à un point de bifurcation et qui dit bifurcation dit sélection. Le tri entre ce qu’on veut garder et pas garder, entre ce qu’on veut inventer et le reste. Cela peut être l’occasion de faire ce travail d’inventaire.
Umanz- Quelle gouvernance mondiale dans le monde post-covid ?
David Djaïz : La gouvernance mondiale est en crise. Aucune organisation ne tire son épingle du jeu. il faut imaginer une nouvelle architecture dans un contexte plus compliqué que l’après 45.
Il n’y a plus d’hégémonie. Les Etats-Unis restent une grande puissance mais ne sont plus cette hyper-puissance attractive. Ils ne sont plus hégémoniques. Il faut imaginer une gouvernance mondiale dans un monde “a-hégémonique” tout en se gardant de la tentation de la non coopération systématique…
Je pense que le temps de nouvelles organisation internationales qui font pleuvoir des normes est révolu. Ce n’est plus acceptable. Je souscris à la vision de la juriste Mireille Delmas Marty qui préconise la construction d’un état de droit sans gouvernement du monde. Une vision qui consiste à incorporer dans les droits nationaux, dans les droits des différentes sociétés, des principes universels en matière sanitaire, environnementale et sociale. C’est la traduction juridique de “l’universalisme réitératif” de Michael Walzer : l’universel existe, mais il faut le contextualiser. C’est une façon constructive de remettre sur le métier la gouvernance internationale.
Umanz- En quoi le travail va changer ?
David Djaïz : Le travail est très important dans l‘aventure humaine. Je ne pense pas qu’on va vers la fin du travail. En revanche, la crise du Covid a mis en relief la valeur de l’autonomie et la valeur du télétravail, qui peut induire de nouveaux modes d’habitat. Peut-être qu’on va avoir une décélération de ces banlieues pavillonnaires où les gens s’installent pour être à 1 heure de leur lieu de travail. On va peut être vers une redynamisation des petites villes et des villages, de la ruralité en général, ce qu’Eric Charmes appelle “la revanche des villages”.
Il faudra toutefois se méfier des risques psychosociaux induits par un télétravail qui peut être, in fine, très invasif.
Une chose reste claire : les nouvelles générations qui arrivent dans le monde du travail sont demandeuses de sens et conscientes qu’elles connaîtront des carrières délinéarisées. D’où leur intérêt pour l’économie sociale et solidaire et la création de petites entreprises.
Je pense que la sortie de cette crise de sens peut passer par un renforcement des communautés, au sens du mot “communities” anglo-saxon. Les communautés sont porteuses de lien social. Il reste toute une économie politique et une grammaire à réinventer pour valoriser les communautés, des modes de vie plus sobres et valoriser nos changements d’habitudes.
Il faudra sortir du narratif du “moi, moi, moi”.
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David Djaïz est essayiste et auteur de “Slow Démocratie“ paru aux Editions Allary et enseignant à Sciences-Po.