« Je fais comment moi…”, “Le monde d’après…”, “Avant on…’, “Je ne sais pas si vous aussi…”, “Aujourd’hui ça va pas…”.
L’expérience de confinement inédit libère les paroles et les émotions. Parmi celles ci, un étrange déficit de sens, rapidement transformé en pénurie de normalité.
Comme le rappelait récemment l’anthropologue Monica Schoch-Spana
« Les pandémies ne sont pas seulement physiques… Elles s’accompagnent également d’une pandémie masquée de blessures psychologiques et sociétales.”
Après deux semaines de confinement ce sentiment “d’étrangement” qui fait écho à l’inquiétante étrangeté détectée par Freud se reflète dans notre profonde “incertitude anticipatoire” qui est une angoisse du futur explique David Kessler, spécialiste du deuil. Le côté invisible et diffus du Covid19 ne fait qu’augmenter la confusion intense et collective ressentie chez les gens confinés.
Souvent, et c’est le signe historique des époques de fléaux. Cette pénurie de normalité se double d’un sourd et profond sentiment de perte de ce qui faisait notre humanité dans le monde d’avant. Pire, elle ressuscite cette peur panique de l’animalité de l’homme qui resurgit inexorablement à chaque pandémie face à la fragilité de notre “vernis civilisationnel” en temps de crise.
“Nos concitoyens continuaient de faire des affaires ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions.Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime, l’avenir, les déplacements et les discussions ?”
Albert Camus, La peste
Perte de futur
Cette incertitude anticipatoire est le premier symptôme de notre impossibilité à envisager le futur. Un étrange mal dont l’écrivain culte de Science-Fiction William Gibson s’est fait l’écho récemment :
“J’ai grandi devant une télé en bois en 1953 on entendait souvent : le XXIème siècle arrive. Combien de fois entendez vous parler du XXIIème siècle. On ne parle jamais du XXIIème siècle. Nous n’avons plus de futur en ce sens où nous n’avons plus ce genre d’anticipation culturelle”
Abondance d’absurdité
Parfois, cette perte d’horizons rentre en collision brutale avec un sentiment lancinant d’absurdité tel que le décrivait, Camus, toujours aussi prescient :
“Le monde absurde plus qu’un autre tire sa noblesse de sa naissance misérable. Dans certaines situations répondre: “rien” à une question sur la nature de ses pensées peut être une feinte chez un homme. Les êtres aimés le savent bien. Mais si cette réponse est sincère si elle figure ce singulier état d’âme où le vide devient éloquent, où la chaîne des gestes quotidiens est rompue, où le cœur cherche en vain le maillon qui la renoue, elle est alors comme le premier signe de l’absurdité.”
L’acceptation
Dans cette période d’anormalité aiguë, nous effectuons péniblement le long cheminement de l’acceptation dans les 5 phases du deuil théorisées par Elisabeth Kuler-Ross (Deni, colère, négociation, dépression, acceptation)…Nous marchandons chaque jour avec l’anxiété provoquée par l’angoisse de la mort d’êtres proches, augmentée d’une incertitude économique professionnelle et économique violente.
Ce cheminement passe par l’ancrage dans le présent – aussi étrange soit-il- et l’abandon progressif mais difficile des sentiments d’angoisse face aux éléments hors de notre contrôle immédiat. Une épreuve qui passe aussi par l’expression et le partage des émotions et les connexions (même digitales).
Ce que nous serons alors
Cette sortie brusque de la “normalité” et ce chemin incertain vers l’acceptation ouvre une période intense où le doute se mélange à l’espoir dans un dialogue intérieur étrange et ininterrompu.
C’est aussi ce qu’exprime l’écrivain et journaliste Andrew Sullivan :
“Et cela nous changera. Il le faut. Tous les fléaux changent la société et la culture, inversant certaines tendances tout en accélérant d’autres, déplaçant la conscience dans les grandes largeurs, avec des conséquences que nous ne découvrirons pas avant des années ou des décennies. La seule chose que nous savons des épidémies, c’est qu’à un moment donné, elles prennent fin. La seule chose que nous ne savons pas, c’est qui nous serons alors.”
Andrew Sullivan