L’angle mort du sens au travail - Umanz

L’angle mort du sens au travail

 
“Tu es salarié, tu manges un pain. Mais tu manges un pain qui n’est pas le tien.”

L’une des vérités masquées sur le sens au travail c’est que les entreprises -pas toutes heureusement- ne produisent pas de sens. En tout cas de moins en moins.

Ce phénomène se retrouve surtout dans les grandes entreprises à la recherche d’effets d’échelle. En cherchant ce fameux ‘scale‘, des leaders souvent bien intentionnés, saturent l’entreprise  de process et -c’est là le pacte Faustien- de gens éminemment interchangeables. 

Unique MAIS Interchangeable

Car, pour que les process marchent il faut que leurs rouages  soient éminemment remplaçables. Il faut réduire au maximum les personnes en outils ou en pièces de rouages substituables (ou externalisables à tout moment), d’où l’encadrement de plus en plus mécanique des KPIs, des OKRs et autres trouvailles fertiles du management scientifique du travail. Une grande directrice marketing m’avait un jour avoué qu’elle avait au minimum 70 Dashboards. A t-on réellement besoin de 70 Dashboards pour piloter son activité ?

C’est tout le problème des sociétés aujourd’hui qui créent des jobs standards pour des gens exceptionnels et c’est précisément la thèse centrale de Gary Hamel dans Humanocracy

Nous avons créé des entreprises moins capables que les gens qu’elles contiennent.

Et c’est précisément cette machinerie implacable que je dénonce dans « mes amis sont plus grands que vos petits jobs« 

Je ne supporte plus d’être un clone doré mais surtout je ne supporte plus ce que je fais faire aux entreprises.” me confiait récemment un talent récemment partnerisé chez un géant du conseil, choqué par les délabrements qu’il avait induit chez nombre de ses clients. 

La revanche des clones

Et c’est comme cela que les entreprises qui courtisent les bataillons de diplômés organisent cette famine de sens que les babyfoots, les séances de mindfulness corporate ou les soins holistiques ne parviendront jamais à compenser. 

“Voilà comment parler au client, en combien de temps, voici comment parler à la presse, comment parler à vos collaborateurs, vous en prendrez connaissance après avoir signé le règlement intérieur.”

Ces outils, normes et procédures atrophient chaque jour le sens au travail, l’homme ne rentre jamais avec plaisir dans une feuille Excel.

Et les dirigeants et leurs consultants peinent à comprendre que la dissociation induite par l’accumulation d’actes absurdes finit par générer du non sens. Peu d’entreprises ont encore comme Microsoft et Shopify, le courage de tailler dans le vif dans les process et les meetings.

Le paradoxe du sens

Nous sommes là au cœur de l’un des plus grands paradoxes du sens au travail et du discours sur les talents. Les grandes entreprises débauchent à grand prix des talents “uniques” mais visent à produire le maximum de pièces interchangeables, certes bien huilées parfois remarquablement sophistiquées mais surtout…remplaçables

Ce n’est bien sûr pas un acte volontaire, ni une volonté assumée, plutôt une conséquence inattendue du surinvestissement dans les dogmes du management scientifique qui semblaient fonctionner au départ….Au départ… Car nous touchons là au drame de la modernité liquide telle que la décrit Zygmunt Bauman  : 

La modernité n’a pas rendu les gens plus cruels. Elle a seulement inventé une façon par laquelle des choses cruelles pouvaient être réalisées par des personnes non cruelles”

Zygmunt Bauman

Les talents atrophiés

Côté talents, que sacrifie t-on dans ce pacte Faustien ? L’autonomie, la créativité, l’imagination, le plaisir au travail. Autant de moteurs essentiels du sens et du relief d’une vie de travail. Autant d’attributs humains qui nous préservent de la vie mécanique. Et c’est la raison même de la fuite des meilleurs talents issus des meilleures écoles vers l’artisanat ou les startups.

La rareté ne s’accommode jamais d’être “standard”.

Aucun homme n’aspire à être une machine, même si il y est grossièrement attaché par une chaîne dorée.

Les RH éclairés devraient méditer cette éternelle leçon de Marcel Aymé :  “l’homme qui possède des dons brillants ne peut se satisfaire longtemps de les exercer sur un objet médiocre.” Le futur des talents implique donc une inversion. Il consiste à se poser une question fertile mais vertigineuse : Comment rendre les jobs, les parcours, irremplaçables ?

Le chiffre a t-il fini par tuer le sens ? L’un des spécialistes reconnu du management, Josh Bersin, sonnait l’alarme il n’y a pas si longtemps : « une trop grande importance accordée aux mesures peut entraîner une baisse de la productivité. »

Je lisais récemment le livre du Psychiatre Alain Gérard, le malheur inutile qui expliquait comment un management inhumain à base de chiffres décorrélés du réel avait anéanti, chez plusieurs de ses patients, le sens au travail.

Dans son livre, il raconte une anecdote marquante. Celle d’une infirmière hyper consciencieuse qui expliquait à sa supérieure “cadre de soin” référente  -on appréciera la poésie- qu’elle ne pouvait plus s’occuper des patients qui sonnaient en permanence dans les chambres à cause de la charge administrative du reporting. Elle s’était vue rétorquer qu’elle n’avait qu’à “porter des boules quies dans les couloirs”. Ambiance…

Cette anecdote est un triste reflet de la réalité dans nombre d’institutions et d’entreprises. Un regard lourd et sans appel sur tous ces lieux de survie qui ont sacrifié l’homme sur l’autel de la rentabilité hyperfinanciarisée et des process sans âme.

L’intuition de la Philosophe Simone Weil au siècle dernier était que l’industrialisation croissante finirait par créer un vide dans les esprits, un esclavage de l’âme qu’elle appelait pudiquement l’affliction. Cette interchangeabilité propulsée par les process d’un-monde-qui-scale s’est désormais étendue aux cols blancs. 

En matière de sens au travail, elle révèle une vérité profonde et difficile : “il n’y a pas de vie juste dans un monde faux.”