Petite méditation sur l’engament et l’optionalité permanente - Umanz

Petite méditation sur l’engament et l’optionalité permanente

Ce texte est une traduction de la leçon inaugurale prononcée à Harvard par Pete Davis le 24 mai 2018 :

« Je suis sûr que beaucoup d’entre vous ont vécu cette expérience – il est tard dans la nuit et vous commencez à parcourir Netflix à la recherche de quelque chose à regarder. Vous faites défiler différents titres – vous lisez même quelques critiques – mais vous ne pouvez tout simplement pas vous résoudre à regarder un film. 

Tout à coup, 30 minutes sont passées et vous êtes toujours figé en mode navigation infinie, alors vous abandonnez – vous êtes trop fatigué pour regarder quoi que ce soit maintenant, puis vous prenez vos pertes et vous vous endormez.

J’en suis venu à croire que c’est la caractéristique déterminante de notre génération :  garder nos options ouvertes.

Un philosophe, Zygmunt Bauman — appelait cela « la modernité liquide » – nous ne voulons jamais nous engager dans une identité, un lieu ou une communauté…

Nous restons donc, comme un liquide, dans un état qui peut s’adapter à n’importe quelle forme future. La modernité liquide est un mode de navigation infini… mais pour tout dans nos vies.

J’y ai pensé récemment parce que pour vous, quitter votre maison et venir ici, c’est un peu comme entrer dans un long couloir – vous sortez de la pièce dans laquelle vous avez grandi et entrez dans cet endroit avec des milliers de portes différentes à parcourir à l’infini.

Et tout au long de mon séjour ici, j’ai vu tout le bénéfice qui peut venir d’avoir tant de nouvelles options. J’ai vu la joie qu’une personne ressent lorsqu’elle trouve un «morceau» plus adapté à son moi authentique. 

J’ai vu de grandes décisions devenir moins douloureuses, parce que vous pouvez toujours arrêter, vous pouvez toujours bouger, vous pouvez toujours rompre… et le couloir sera toujours là. 

Et surtout, j’ai vu tout le plaisir qu’ont éprouvé les gens en expérimentant plus de nouveautés que n’importe quelle autre génération dans l’histoire n’en a jamais connues

“Personne ne veut vivre dans un couloir”

Mais en vieillissant ici, j’ai aussi commencé à voir les inconvénients d’avoir autant de portes ouvertes. Personne ne veut être coincé derrière une porte verrouillée, mais personne non plus ne veut vivre dans un couloir. 

C’est formidable d’avoir des options lorsque vous perdez tout intérêt pour quelque chose, mais j’ai appris ici que plus je le faisais, moins j’étais satisfait des options prises. 

Et ces derniers temps, les expériences que je recherche sont moins ces rushs de nouveautés mais plus ces parfaits mardis soirs où l’on dîne avec les amis que l’on connaît depuis longtemps, avec qui on s’est engagé, et qui ne vous quitteront pas parce que ils ont trouvé quelqu’un de mieux.

J’ai découvert pendant mon séjour ici que les gens qui m’inspirent le plus sont ceux qui ont quitté le couloir, fermé la porte derrière eux…et se sont installés. 

C’est Fred Rogers qui enregistre l’épisode 895 du petit monde de Mr Rogers parce qu’il s’est engagé à être un modèle d’humanité de la télévision pour enfants. C’est Dorothy Day, s’asseyant avec les mêmes parias nuit après nuit parce qu’il était important que quelqu’un s’occupe d’eux. Et ce n’est pas seulement le Martin Luther King qui a affronté les lances à incendie en 1963, mais aussi le Martin Luther King qui a organisé sa millième réunion de planification ennuyeuse en 1967.

Quand Hollywood raconte des histoires de courage, elles impliquent généralement de « tuer le dragon » – il s’agit de grands moments de bravoure. Mais, j’ai appris de ces héros que les dragons les plus menaçants qui s’opposent à la réforme du système ou à la réparation des ses failles sont l’ennui quotidien, la distraction et l’incertitude qui peuvent éroder notre capacité à nous engager à long terme.

J’aime que le mot “dévouer” ait deux sens –  premièrement, il signifie rendre quelque chose saint; deuxièmement, il signifie se tenir à quelque chose pendant longtemps

Je ne pense pas que ce soit une coïncidence : nous faisons quelque chose de sacré lorsque nous choisissons de nous engager dans quelque chose. Et, chez les personnes les plus dévouées que j’ai rencontrées ici, j’ai pu constater la façon dont cette poursuite du dévouement génère un effet secondaire de joie immense.

L’acte plus radical

Nous sommes peut-être venus ici pour nous permettre de garder nos options ouvertes, mais je pars en pensant que l’acte le plus radical que nous puissions poser est de nous engager pour une chose particulière... pour un lieu, pour une profession, pour une cause, pour une communauté, pour une personne. Montrer notre amour pour quelque chose en y travaillant pendant longtemps – fermer des portes et renoncer à des options pour son propre bien.

Nous supposons souvent qu’une menace aiguë et imminente – qu’il s’agisse d’un envahisseur étranger ou d’un démagogue nationaliste – entraînera notre perte. Mais si nous devons périr, la fin est tout aussi susceptible de provenir de quelque chose de beaucoup moins dramatique :  notre incapacité à poursuivre un travail.

Ce n’est pas seulement la bombe ou le tyran qui devrait nous empêcher de dormir la nuit – c’est aussi le jardin non cultivé et le nouveau venu non accueilli, le voisin sans logement et le prisonnier non entendu, la voix du public ignorée et la calamité qui couve depuis longtemps sans arrêt et le rêve d’une justice pour tous non réalisé.

L’antidote à notre peur

Mais nous n’avons pas besoin d’avoir peur, car nous avons en notre possession l’antidote à la peur – notre temps, notre liberté de nous consacrer au travail lent mais nécessaire pour transformer les visions en projets, les valeurs en pratiques et les étrangers en voisins.

C’est pourquoi, en cette ère de modernité liquide, nous devons nous rebeller et rejoindre une contre-culture d’engagement composée de personnes solides.

À l’ère de la navigation infinie, nous devrions choisir un putain de film et le regarder jusqu’au bout… avant de sombrer dans le sommeil.