Valerie Kligerman : 3 clés sur le sens au travail - Umanz

Valerie Kligerman : 3 clés sur le sens au travail

Business Woman émérite, Valerie Kligerman, ancienne dirigeante dans une multinationale
entame il y a un an un vaste questionnement autour du sens et plus particulièrement du
sens au travail.
Son projet entreprenerial : accompagner des cadres et des dirigeants dans un lieu pour
retrouver son sens et régénérer son énergie. Pour ce faire, elle est allée interroger en
profondeur plusieurs professionnels aguerris et en a tiré trois clés essentielles sur le sens au
travail :
1- L’expression de ses vulnérabilités permet de retrouver du sens
2- Le sens de l’individu se développe dans le collectif
3- Il faut penser l’entreprise en remettant le sens au centre
Elle a accepté de répondre aux questions de Umanz :

Umanz – Quel est votre vécu personnel sur le sens au travail ?

Valerie Kligerman – Après 15 ans dans des multinationales, vous pouvez imaginer que j’ai perdu mon sens plus d’une fois. Pendant longtemps, mon travail prenait son sens dans la stimulation intellectuelle et le défi. Parfois, j’étais pleine d’énergie, je ne comptais pas mes efforts pour répondre aux objectifs toujours croissants. Avec le recul, je savais que je faisais trop, mais les choses étaient fluides et j’arrivais à avancer. Mon enthousiasme en donnait la preuve. Hormis ce dépassement de soi, je me construisais également un sens dans la récompense financière; je voulais acquérir une aisance pour voyager et bien vivre.
Et puis au fil du temps, l’épuisement m’a gagné et mon sens s’est ébranlé. Le doute s’immisçait subrepticement dans ma vie. Les années passaient, je sentais le poids de l’effort et j’étais de moins en moins disponible pour ma famille et ma vie personnelle. J’avais le luxe de passer des vacances merveilleuses et trois jours après mon retour, j’étais de nouveau épuisée. Je ne me reconnaissais plus alors j’essayais de me rappeler comment j’étais avant sans succès. Dispersée et sans direction, j’étais comme un hamster dans sa roue. Sans le savoir j’étais anesthésiée par la fatigue accumulée. J’ai eu une révélation après avoir lu un article sur la permaculture en 2010. Je comprenais plus cet article que ce que je faisais chaque jour dans mon travail: ça me semblait évident que c’était la route à suivre. J’ai commencé à faire des stages en permaculture, à m’approprier ses principes et puis j’ai commencé à chercher le sens avant la performance dans mon travail. Et l’idée m’est venu de développer mon équipe en appliquant l’approche systémique de la permaculture. Les résultats ont été inattendus: mon équipe est devenu soudée et vibrante, nous avons créé des liens bien au-delà de la relation professionnelle sans empiéter sur la qualité du travail fourni. Côté business, nous avons retourné une situation d’un business
quasiment arrêté à un business en croissance et profitable.

Umanz – Comment se servir de vos trois clés pour re-faire sens dans son travail ?

Valerie Kligerman :Ces 3 clés ont été découvertes en interrogeant 24 cadres ou dirigeants. Je les remercie car
ils se sont ouverts pendant ces entretiens. Je rappelle ici les trois clés :
1- L’expression de ses vulnérabilités permet de retrouver du sens
2- Le sens de l’individu se développe dans le collectif
3- Le sens doit être au cœur de l’organisation de l’entreprise
Commencez par exprimer vos vulnérabilités. Cela peut paraître paradoxal. Toutefois, c’est avec cette prise de conscience combinée à sa verbalisation, que la personne va se mettre en route pour retrouver du sens. Les émotions niées, réprimées, évitées, créent un stress physique et mental. Avec la parole, les mots des émotions et du ressenti corporel sortent.
C’est ce qui se passe pendant l’entretien. Par exemple une dirigeante m’a confié :“Je suis allée à un meeting au comité de direction, tout à coup, j’ai compris que les valeurs ne seraient plus respectées, j’avais envie de vomir, je sortis. Qu’allais-je dire à mon équipe ?”.
La première clé invite chacun à exprimer et à accueillir le manque de sens. Comme une force pour retrouver son chemin. Mais si les choses font du sens uniquement pour moi, est- ce que cela me suffit ?
Cela m’amène à la deuxième clé, le sens dans le collectif. Le ressenti sur le sens ou le manque de sens commence par l’individu puis va au delà. Il apparaît avec l’équipe dont le leader n’arrive plus à donner la direction. Comment suivre son manager s’il ne fait pas de sens ? Comment embarquer son équipe si je suis le manager ? L’individu trouve son sens en adhérant à un projet collectif (le projet de l’entreprise). Le sens se construit via un processus collectif basé sur les interactions entre les personnes. Pour que cela fonctionne, chaque individu a besoin d’autonomie et d’être lui-même.
On ne peut construire seul un projet, chacun doit pouvoir contribuer à l’ensemble comme me l’a très bien exprimé un dirigeant d’une grande entreprise :
“Le sens est de pouvoir réunir les gens, qu’ils puissent avancer ensemble, se
trouver.”
Et un autre dirigeant expérimenté partagea :
“J’ai réalisé que si moi je bouge, tout le monde bouge, je fais partie du tout, j’ai ma contribution au même titre que quelqu’un d’autre.”
C’est donc l’individu qui fonde du collectif. La deuxième clé nous apprend que chacun doit s’inscrire dans un collectif pour nourrir son sens. Facile à dire, est-ce que l’entreprise va favoriser cela ?
La troisième clé est de mettre du sens au cœur de l’organisation. Rappelons qu’une organisation ou organigramme de l’entreprise a pour but de placer les personnes de telle façon que l’ensemble soit optimisé. Aujourd’hui, une organisation optimisée ne suffit plus.
L’organisation se doit de devenir intelligente et pleine de sens. Imaginons que chacun soit à sa place, il y a aussi la culture de l’entreprise qui va permettre de faire vivre l’organisation intelligente. Il s’agit d’instaurer une culture de feedback sans jugement. Autoriser le feedback invite chacun à se positionner vis à vis du projet de l’entreprise pour le faire avancer tout en identifiant les obstacles éventuels et points d’amélioration. Je parle ici d’une
vraie culture de feedback et non d’une approche superficielle qui rend les gens muets après le premier feedback
Car aujourd’hui, la mode est à la bienveillance, au Chief Happiness Officer et au babyfoot. Cela fait l’effet d’un pansement sur une plaie béante ! Le sens est plus exigeant. Grâce au sens, les individus mettent en route les autres acteurs de l’entreprise activant les liens nécessaires à l’atteinte du but commun. Quand le sens
disparaît, l’équipe perd sa direction. Une dirigeant me confia dans son interview: “Je faisais ce que l’on me disait de faire, je suivais les instructions, je faisais semblant, je perdais mes points de repère. il n’y avait plus l’idée de construction”.
En prenant en compte consciemment le sens et le manque de sens auprès des équipes, les dirigeants pourront développer une culture propice pour renouer avec le sens. Les bénéfices sont immenses pour le bon fonctionnement de l’entreprise.

Umanz : Quel est la porosité du sens entre la vie personnelle et professionnelle ?

Valerie Kligerman : Sentez-vous que votre vie professionnelle et votre vie personnelle sont séparés ? Combien de temps pouvez-vous jouer un rôle au travail sans être vous-mêmes ? Une dirigeante exprima très bien cette porosité lors de son interview :
“J’avais une charge de travail colossale et je manquais de ressources. Les actions que mon boss me demandait ne faisaient aucun sens. Des promesses ni réalistes, ni réalisables avaient été faites à des clients. Et la pression montait. Je me perdis dans un personnage que je n’étais pas”.
Pourquoi croit-on que l’on peut être séparé en deux ? De fait, chacun a appris à se séparer de soi-même dès la petite enfance. L’éducation nous a appris à ne pas laisser apparaître nos émotions et à faire travailler notre tête. Au point que devenu adulte après un entraînement sans relâche, l’individu peut être coupé de son ressenti et ne plus ressentir du tout. Il devient froid avec peu d’empathie. Sa capacité à ressentir et à s’émouvoir est réduite.
Dans certaines grandes entreprises, ce type d’individu est recherché pour les postes de dirigeants pour faire avancer la “machine” vers des objectifs de performance et de profit. J’ai souvent entendu la phrase “ne le prend pas personnellement” ou “il n’y a rien de personnel”. Au fond de moi je pensais : je ne suis pas séparée de mon travail. Il y a bien porosité. En reconnectant la tête et les émotions, les dirigeants ou managers pourront œuvrer à la réparation du sens, éviter le burnout et autres maux sociaux bien connus aujourd’hui.

Umanz : Comment un dirigeant peut-il aujourd’hui être porteur de sens ?

Valerie Kligerman : Rappelons que le dirigeant a pour rôle de diriger, montrer la direction ou le sens du projet de l’entreprise. L’étymologie du mot vient de “dirigerer” qui signifie “faire aller dans un certain sens” et “régler”. Je crois que non seulement le dirigeant a pour responsabilité d’être porteur de sens car cela est inscrit dans son rôle mais aussi d’être disponible pour “régler” les situations humaines. Si un individu ne voit pas à quoi il sert, son dirigeant doit être en mesure de lui redonner la vision de l’entreprise et expliquer la contribution de la personne à
cette vision. Sinon à quoi sert-il ?
Une fois cela posé, la question du comment est très intéressante. Pour moi, il y a trois grands axes:
1-la communication sur la vision à long terme du projet l’entreprise
2-la mise en place d’une culture de feedback sans jugement
3-l’accompagnement des équipes vers leur autonomie.
La communication sur la vision à long terme nous sort de la vue court terme des résultats à produire dans les 3 ou 6 mois. Cela permet d’expliquer les objectifs sur le chemin pour atteindre cette vision. Chacun dans son rôle peut ensuite voir son objectif comme une contribution au sur-ensemble. Chacun peut trouver son sens dans cette contribution.
La mise en place d’une culture de feedback sans jugement est plus complexe dans notre modèle français. Nous nageons dans la bienveillance mais nous prenons la mouche. Nous acceptons peu le feedback que nous percevons comme un reproche. Alors que le feedback est un trésor ; il nous donne la température sur le terrain avec les clients par exemple et avec les équipes. Il nous donne aussi des idées pour s’améliorer et prendre en
compte les situations. Il nous ouvre les yeux et nous met face à la résolution des problèmes réels tels qu’un problème de production ou une insatisfaction client. L’expression du manque de sens trouve sa place dans le feedback qui est écouté. Puis les actions sont mises en place pour remettre du sens.
L’accompagnement des équipes vers l’autonomie est parfois difficile en France. Certains dirigent en pensant que leurs équipes sont au service de l’entreprise de manière unilatérale. Alors que c’est le dirigeant qui est au service de la réussite de son équipe. Pour cela, le dirigeant va devoir créer une organisation intelligente prenant en compte chaque individu. Il met alors son équipe en configuration de succès, le dirigeant donne de l’autonomie dans la manière de faire et met en action l’énergie de l’équipe. L’individu a une vraie place, il a de l’espace pour travailler et faire les choses à sa manière dans le cadre des règles de l’entreprise.
Au fond, je pense qu’aucun dirigeant ne souhaite avoir des équipes sans énergie, ni sens. Pourtant, sous-estimer le manque de sens produit un impact immédiat, où l’énergie et la direction de la personne sont perdues. En remettant le sens au cœur de la direction des entreprises, je suis convaincue que l’on peut libérer une force nouvelle de changement pour chaque individu.