L’art perdu de la conversation - Umanz

L’art perdu de la conversation

 

Conversation entre Jacques Brel, Léo Ferré et George Brassens 6 Janvier 1969-©Jean-Pierre Leloir
 

« Quand avez-vous eu pour la dernière fois une grande conversation, une conversation qui n’était pas seulement deux monologues qui se croisent, ce qui passe souvent pour une conversation dans notre culture ? Quand avez-vous eu pour la dernière fois une grande conversation au cours de laquelle vous vous êtes entendu dire des choses que vous ne saviez pas que vous saviez, que vous vous êtes entendu recevoir de quelqu’un des mots qui ont absolument trouvé des endroits en vous que vous pensiez avoir perdus, qui vous ont amené tous les deux sur un plan différent, une conversation qui a continué à chanter dans votre esprit pendant des semaines ? »

John O’Donohue

L’analyste culturel en moi sait que cette crise des conversations est profondément liée à la crise d’isolement. Un terme que je préfère à la notion de solitude (l’isolement étant une solitude subie plutôt que consentie) et qui nous dit étude après étude qu’elle touche environ 20% de la population.

J’ai même appris récemment qu’il existait également – et dans une proportion plus élevée – au sein des entreprises et qu’il touche davantage les hommes que les femmes (27% contre 23%).

Alors que je préparais cet essai, j’ai également commencé à recevoir plusieurs communiqués de Deloitte sur les Dialog Skills. Je me suis dit que le sujet des conversations était décidément brûlant et d’actualité.

Je suis persuadé qu’il n’y a pas deux sortes de conversations et que les grandes et les petites conversations se valent. Que les « petites-grandes » conversations existent, c’est ce que nous rappelle l’art immémorial du Schmoozing Yiddish.

Or, en m’interrogeant sur comment combattre ces isolements rampants et ressusciter l’art de la conversation, j’ai essayé de me souvenir de magnifiques conversations, de conversations iconiques.

Comme ce dialogue mythique : 

« Adieu, dit-il…

– Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.

– L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.

– C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.

– C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin de se souvenir.

Ou cette tragédie éternelle de l’amour jaloux :

OENONE : Quel fruit recevront−ils de leurs vaines amours ?

Ils ne se verront plus.

PHEDRE : Ils s’aimeront toujours ! Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d’une amante insensée.

Malgré ce même exil qui va les écarter, Ils font mille serments de ne se point quitter.

Ou cette conversation pleine de faconde :

CÉSAR : Mais s’il veut naviguer, qu’il navigue, bon Dieu ! Qu’il navigue où il voudra, mais pas sur l’eau !

ESCARTEFIGUE : Mais alors, où veux-tu qu’il navigue ?

CÉSAR : Je veux dire : pas sur la mer. Qu’il navigue comme toi, tiens ! sur le Vieux-Port. Ou sur les rivières, ou sur les étangs, ou… et puis nulle part, sacré nom de Dieu ! Est-ce qu’on a besoin de naviguer pour vivre ? 

Est-ce que M. Panisse navigue ? Non, pas si bête ! Il fait les voiles, lui ! Il fait les voiles pour que le vent emporte les enfants des autres !

Ou, bien sûr, ce dialogue indépassable 

– Si seulement tu connaissais le pouvoir du côté obscur

…Obi-Wan ne t’a jamais dit ce qui est arrivé à ton père.

– Il m’en a dit assez. Il a dit que vous l’avez tué !

– Non. JE SUIS TON PERE.

Après, j’ai beaucoup lu et posé de questions autour de moi et l’idée que je voudrais vous soumettre c’est qu’une belle conversation est comme une courte échelle où chacun soutient et élève l’autre.

Une bonne conversation doit en effet être accessible et inspirante. Elle part d’un principe simple: “j’ai envie de m’appuyer sur ta marche et j’ai envie que tu t’appuies sur la mienne.”

Dans cet esprit, je voudrais vous proposer six petites graines qui constituent, à mon sens, l’art des belles conversations.

1- La connexion

Le dialogue préside à sa manière d’être.  vivre. aller vers l’autre, rechercher les rencontres authentiques, celles qui permettent l’échange-change, dans lequel la propre meilleure part de l’un s’épanouit d’autant au contact de la meilleure part de l’autre.”

François Cheng

La connexion est la base de toute conversation et elle a un fondement scientifique. Selon les recherches d’Albert Mehrabian, professeur de psychologie à l’UCLA, seulement 7 % de la communication passe par les mots, 38 % par le ton de la voix et 55 % par des éléments non verbaux tels que les expressions faciales, les gestes et la posture.

Une vérité exprimée magnifiquement par Maya Angelou :

« Les gens oublieront ce que vous avez dit, ils oublieront ce que vous avez fait, mais n’oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir. »

Et aux sources de la connexion, il y a bien sûr l’attention. « L’égard et le regard », comme l’explique le metteur en scène Gérald Garutti, directeur du Centre des Arts de la Parole.

L’attention, c’est l’élan vers l’autre, c’est « tendre vers », comme nous l’explique son étymologie latine « Ad Tendered ». 

Toute conversation, au départ, demande de l’attention.

2- L’écoute

Pour entrer en conversation, il faut savoir écouter au-delà des mots.

Pour se préparer à l’écoute, Tony Salvador, Directeur de l’Insight lab d’Intel, recommande ainsi d’accepter de mettre au placard ses idées préconçues, de se rendre vulnérable aux nouvelles idées.

On pourra par exemple utiliser le mirroring qui invite à restituer la pensée de l’autre et obtenir son approbation sur la restitution délivrée.

Cette écoute et cette restitution attentive ont un bénéfice masqué : vous allez habiter des pensées qui ne sont pas les vôtres.

Il existe aussi une autre invitation à l’écoute attentive. Elle est puissante quoique souvent ignorée : écouter pour comprendre, pas pour répondre. 

Mais cette écoute attentive, si indispensable, est souvent ignorée dans nos sociétés modernes. Saviez-vous que le temps moyen d’interruption des médecins était de… 18 secondes ?

Les exercices de Deep Listening fréquents dans les écoles de musique anglo-saxonnes invitent à redécouvrir les vertus de l’art de l’écoute. Vous pouvez, par exemple, vous entraîner à saisir les nuances entre l’interprétation de la 7ème symphonie de Beethoven, 2ème mouvement par Bernstein ou Karajan… Vous pouvez distinguer la suite pour Violoncelle de Bach par Mischa Maisky de celle d’Ophélie Gaillard. Ou, si vous préférez le Rap, vous dire que le fameux sample de Coolio de « Gangster’s Paradise » de 1995 se retrouvait 4 ans avant dans les « Tam Tam de l’Afrique » d’IAM, sorti en 1991.

Le but de l’écoute attentive est, in fine, de parvenir à cette compréhension subtile au-delà de la pensée dont parle Steinbeck.

Car, lorsque l’on reçoit ce genre d’écoute on s’en souvient toute une vie :

« Son visage en lame de couteau n’avait pas d’âge. Il aurait pu avoir trente ans aussi bien que cinquante. Ses oreilles entendaient plus qu’on ne lui disait, et sa parole lente avait des nuances, non de pensée, mais de compréhension au-delà des pensées. »

John Steinbeck

3- Les questions

La troisième petite graine des arts de la conversation est celle des questions.

La psychologue Karen Huang, qui a étudié des centaines de conversations en ligne et hors ligne, a noté que les meilleures conversations étaient souvent parsemées de questions.

Avant toute grande conversation, il est utile de se poser nous-mêmes cette question.

Quelles questions pouvons-nous inventer ou faire émerger ?

Car il existe des questions puissantes. Des questions qui vous emmènent très loin, comme celle-ci :

« Si une boule de cristal pouvait vous dire la vérité sur vous-même, votre vie, votre avenir ou n’importe quoi d’autre, que voudriez-vous savoir ? »

Des questions qui nous plongent dans des abîmes de réflexions et font émerger des insights et des réponses inédites.

Hal Gregersen, l’auteur de « Questions Are the Answer« , parle de sa technique des questions dans un article de la Harvard Business Review :

Commencez par sélectionner un problème important. Invitez un petit groupe à vous aider à l’examiner et, en deux minutes seulement, décrivez-le à un niveau très général afin de ne pas limiter la réflexion du groupe.

Précisez que les participants ne peuvent poser que des questions et qu’aucun préambule ou justification n’est autorisé.

Réglez l’horloge sur quatre minutes et générez autant de questions que possible dans ce laps de temps, en essayant d’en produire au moins 15.

Ensuite, étudiez les questions générées, en recherchant celles qui remettent en cause vos hypothèses et offrent de nouveaux angles de vue sur votre problème.

Si vous vous engagez à poursuivre activement au moins l’une de ces questions, avance Hal Gregersen, il y a de fortes chances que vous ouvriez une nouvelle voie vers des solutions inattendues.

4- Présence

L’autre ingrédient des conversations est la présence. Elle s’inspire directement des 10 règles de la célèbre intervieweuse Celeste Haldee.

Parmi ses règles, 3 règles me semblent fondamentales :

Pas de multitasking :

Faites une seule chose. Soyez dans la conversation.

Ne pontifiez pas :

Ne supposez pas avoir toutes les réponses ou n’essayez pas de dominer la conversation. Écoutez d’autres perspectives et soyez ouvert à apprendre quelque chose de nouveau. Rentrez dans chaque conversation avec cette supposition : « J’ai quelque chose à apprendre. »

Utilisez des questions ouvertes comme les fameuses : Who, What, When, Where, How.

Des questions comme : Comment vous sentez-vous ?

Et surtout, surtout, évitez les « leading questions« , ces fameuses questions fermées qui déséquilibrent immédiatement les dialogues. Des questions de type : 

« Ta boîte licencie ? Tu dois être terrifiée en ce moment, comment tu vas faire avec les gosses ? »

5- L’ authenticité

La cinquième graine, indispensable, est celle de l’authenticité.

Une expérience intéressante a été menée par Emma Levine, professeur de sciences du comportement à l’Université de Chicago, qui a testé deux types de conversation auprès de 150 personnes divisées en trois groupes. Le premier groupe avait pour tâche d’avoir des conversations radicalement honnêtes, le second des conversations gentilles et empathiques, et le troisième des conversations normales.

In fine, ce sont les conversations honnêtes qui se sont avérées bien plus constructives que ce que les personnes avaient prévu, et les avantages de la révélation franche sur leur bien-être général se sont poursuivis pendant au moins une semaine après l’expérience.

Des résultats inattendus qui nous rappellent cette leçon éternelle de George Sand : « La vérité fait quelquefois des brèches ; le mensonge fait toujours des ruines. »

6- L’équilibre

« L’amitié, comme je disais, naît quand un homme dit à un autre : Quoi ! Toi aussi ? Je croyais que personne à part moi… »

C.S Lewis

Une conversation doit également être équilibrée. Et c’est l’une des règles qui est le plus souvent violée… Les termes de l’échange ne sont plus respectés.

Une conversation, c’est un peu comme un morceau de jazz : elle demande une attention au tempo et une maîtrise du flux. Elle implique que la parole sorte librement sans interruption. C’est un partage et un échange de rythme.

La règle essentielle est de respecter le temps de son interlocuteur en enracinant cette pensée en vous : son temps n’est pas le vôtre.

Parfois une conversation crépitante s’emballe à un rythme élevé et les questions et réponses fusent à un rythme d’un quart de seconde, nous disent les scientifiques.

Elle est aussi entrecoupée d’une qualité de silence. Cette si rare qualité de silence le silence appréciatif.

Il y a une phrase anglaise qui traduit bien ce fameux silence appréciatif que je retrouve dans les meilleurs podcasts : « wow, there is so much to unpack there »….Il y a tant à déplier dans ce que tu viens de me dire…

Elle signifie : ta parole est dense, elle m’a déplacé, elle m’a donné à réfléchir.

Car le silence dans le dialogue est un silence où la conversation ne s’interrompt pas, c’est un silence où le dialogue continue avec le corps et avec le regard.

Il convient donc de ne pas le rompre. À cet égard, l’une des règles de Celeste Headlee, citée plus haut, est le « don’t equate« .

« Don’t equate » signifie : ne compare pas ton expérience à la leur. Ne cherche pas à comparer tes expériences à celles de la personne avec qui tu parles. Les expériences de chacun sont uniques.

Je me souviens d’une conversation surréaliste entre une personne paniquée qui expliquait que sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer s’était perdue dans Paris et de sa voisine qui lui avait répondu : « Ah, m’en parle pas, le jour où ma fille a perdu son hamster, je ne savais plus où donner de la tête, on l’a cherché toute l’après-midi ».

Un autre déséquilibre conversationnel touche le domaine de l’entreprise, le problème des HIPPO (les Highest Paid Person Opinions) qui monopolisent la parole, le tempo et les décisions dans les réunions professionnelles. La pratique, dans certaines entreprises, est d’anonymiser les idées avant la réunion pour éviter les effets de bord classiques tels que la pensée moutonnière et la conformité.

L’équilibre des échanges concerne également l’équilibre des statuts.

Il y a donc véritablement une magie des conversations et ces graines : connexion, écoute, questions, présence, authenticité et équilibre peuvent faire émerger de magnifiques conversations.

N’hésitez pas non plus à vous perdre, le philosophe Ali Ben Makhlouf nous invite ainsi à réfléchir à ces « tumultes de l’esprit » que sont les conversations. Il nous rappelle qu’il faut parfois laisser les conversations errer entre à propos et hors de propos. C’est le grand secret des conversations à bâtons rompus.

Un mot également sur les « conversations difficiles ». Sheila Heen nous rappelle qu’elles tiennent à un ressort secret : l’attitude du receveur.

Elles demandent une attitude d’ouverture curieuse : « Quelle est la chose que je devrais améliorer pour être meilleur dans mon travail/dans ma relation ? ». Elles ouvrent souvent des échanges pleins de sens et de proportions raisonnables. Elles génèrent souvent des résultats durables.

Car, et c’est l’un des insights de Sheila Heen : si vous ne savez pas ce dont vous avez besoin pour être un meilleur leader ou un meilleur parent, vous savez qui sait ?

– Tout le monde !

Savoir converser, c’est aussi savoir « avoir commerce« , l’un des manifestes fondateurs du digital, le ClueTrain Manifesto, nous rappelle que les gens se reconnaissent entre eux grâce au son même d’une telle voix et démarre avec une vérité essentielle pour nos conversations privées et professionnelles : « Markets are conversations »… Les marchés sont des conversations…

C’est pour cela qu’il est indispensable de se pencher sur ce que j’appellerai « la deuxième conversation« , celle qui se joue au-delà de la conversation. Elle consiste avant, pendant et après chaque dialogue à réfléchir à ce qui se joue et se tisse entre nous. N’oubliez pas que « Dia » dans « dialogue » signifie en Grec ce qui nous traverse… Capter cette deuxième conversation, c’est mettre à jour « ce qui s’est filé entre nos deux quenouilles » comme dit malicieusement Christiane Singer.

One more thing, comme dirait Steve Jobs…

Je voulais partager avec vous et vous laisser avec une idée inédite que j’ai croisée au fil de mes lectures, celle des Canyons de Conversations. Une magnifique idée développée par Henrik Klarrson au contact de sa femme et de son meilleur ami, et une manière merveilleuse de prolonger les conversations.

Les canyons de conversation consistent à façonner des conversations comme des panoramas magnifiques, les coucher sur le papier et les enrichir de nouvelles notes, remarques et insights. Ainsi, les conversations passées donnent perpétuellement naissance à de nouveaux flots d’idées.

Voilà ce qu’il en dit :

« J’avais les notes, je les revoyais si je devais parler à nouveau avec la même personne, en ajoutant des commentaires sur les pensées que j’avais eues entre-temps, en classant par ordre de priorité les sujets que je voulais revoir… De cette façon, les bonnes idées et les bons sujets ne seraient pas abandonnés, mais revisités et développés. Ils étaient reliés à de nouvelles idées, fusionnés et affinés. Grâce à cela, les conversations sont devenues plus riches. Elles sont devenues plus utiles et plus intéressantes.

Le courant conversationnel coulait dans un paysage. Les idées s’échouaient sur ses rives. Peu à peu, les berges se déplaçaient elles aussi – le paysage devenait façonné par le flux des mots dans un canyon. Un canyon qui façonnait à son tour le flot de mots. »

Je trouve que la beauté de cette idée est qu’elle nous rappelle cette vérité essentielle et vertigineuse, une vérité que nous avons trop tendance à oublier :

« Les conversations ont une vie. »

Je vous souhaite de scintillantes conversations.

Patrick Kervern