Qu’est-ce qui vous manque le plus pendant ce confinement ? Vos proches ? Les sorties ? Le travail ? Les terrasses ? Les avions vers l’inconnu ?
Ce qui me manque, chaque jour, chaque minute, ce sont mes sens… J’entends mes amies enfermées avec beaucoup d’enfants envier le calme de mon appartement où je vis seule. Ils évoquent ce silence, ce rythme maîtrisé, cette liberté de porter ou manger ce que je veux. Mais j’envie chaque instant ce que leurs sens vivent, entre visages familiers au réveil, goût de ce que l’autre a préparé pour vous, odeur réconfortante de ses enfants, contact de l’autre chaque soir sous les draps ou encore votre nom que l’on appelle pour jouer en famille.
De mon côté, cette distanciation sociale, ce confinement seule et les implications dans le temps de ces changements ne me rappellent qu’une chose: seule, enfermée, il ne vous manque rien de plus que vos sens.
« Seule, enfermée, il ne vous manque rien de plus que vos sens »
L’odorat: avant, à chaque coin de rue mon nez était éveillé. Une boutique de savons, une pâtisserie, une poissonnerie, les éboueurs, la fumée de la cigarette de mon voisin en terrasse, le parfum frais de mon amie, l’odeur du rôti des dîners chez des amis, l’odeur de mes frères, de leurs enfants, un vin incroyable dans un beau verre… Chaque jour mon nez était surpris; gâté ou dérangé, mais surpris.
Depuis, je ne sens plus l’odeur des autres, l’odeur de leurs actions, l’odeur de la vie en société. Je ne sens pas mon odeur, à peine celle de mon shampoing, et l’odeur la plus présente est celle de la cuisson des aliments que j’ai choisis et cuisinés, sans surprise. Chaque odeur est maintenant prévisible, familière, mon nez ne vit plus d’aventure.
« Chaque odeur est maintenant prévisible, familière, mon nez ne vit plus d’aventure. »
Le goût: avant, chaque repas pouvait être une surprise, un croissant trop beurré, un steak délicieux, un bouillon raffiné, le goût d’un autre, celui de mes ongles tout juste faits… N’étant pas une grande cuisinière mais une vraie gourmande, chaque jour je goûtais quelque chose de nouveau, que je ne maîtrisais pas. Parfois je choisissais un plat rassurant, d’autres fois je noyais une mauvaise bouchée dans une délicieuse gorgée de vin ou d’eau fraîche. J’aimais jouer avec mon goût.
Depuis, aucune surprise, aucun choix, je ne goûte que ce que je produis (donc à la fois limité et médiocre) et je ne bois que le vin de ma cave, celui que je connais déjà. Mes ongles ne sont plus vernis, il ne reste donc plus qu’à grignoter nerveusement les quelques peaux innocentes (et la raison de feu mes manucures soignées).
La vue: avant, chaque sortie n’était pas forcément une aventure, mais mes yeux se perdaient entre la carte d’un restaurant, le visage en 3D de mes amis, une avenue jamais empruntée, les regards des autres dans le bus. La lumière des spots puis le noir complet au cinéma, au concert, au théâtre. Et Paris, tous ces bâtiments à découvrir, le soleil du matin sur la Conciergerie, le passage de la Seine au soleil couchant, le dôme des Invalides la nuit… Parfois, le week-end ou pour quelques semaines toutes les perspectives changeaient: aéroports, villes exotiques, monuments imposants, grand soleil, plages lumineuses ou grandes étendues vertes. Mes yeux lisaient en d’autres langues, découvraient d’autres symboles. Bref, ils étaient grand ouverts.
Depuis, je reconnais chaque meuble, chaque rue et chaque allée de mon magasin bio. Mes yeux ne me guident plus, ils identifient les éventuelles voitures à éviter en traversant. Je ne vois plus que ce que j’ai déjà vu, deux fois, cent fois, mille fois. Je ne regarde plus, on ne me regarde plus, je reconnais les couleurs et les formes de mon quotidien. Je fixe des écrans qui ne font pas briller mes yeux.
L’ouïe: avant, chaque matin je branchais mes écouteurs pour fuir le bruit des travaux ou du trafic en allant travailler, j’écoutais les histoires de mes amis à des terrasses bruyantes. J’avais quelques conversations au téléphone mais elles servaient surtout à se donner rendez-vous, pour se rencontrer, échanger, s’écouter et se persuader mutuellement. Et puis il y avait les soirées karaoké où mon absence d’oreille musicale condamnait celle des autres participants quasi volontaires. Parfois même une touriste m’arrêtait pour me demander son chemin dans une langue vaguement familière. Il y avait souvent du bruit, parfois trop.
Depuis, je n’entends que les jingles de France Info quand j’insiste pour savoir ce qu’il se passe, le son des podcasts historiques que j’écoute pour comprendre, la voix déformée de mes amis dans un téléphone ou devant un écran, les bruits de mon clavier et le son de celui qui a oublié de se mettre en silencieux pendant ces heures de visio. Mon bruit préféré reste les Bong Bong quand j’ouvre Netlfix, chaque soir, seule. C’est dire.
Le toucher: avant, on se touchait tout le temps, pour se dire bonjour, au revoir, félicitations, pour vérifier si ce pull est aussi doux qu’il en a l’air, pour s’assurer que ce kiwi n’est pas trop dur chez le primeur. Je touchais mes amis, ma famille, on chahutait en se chatouillant. Certains de mes amis sont des huggers, d’autres des mordeurs quand l’alcool a fait son oeuvre, d’autres encore ont besoin de vous prendre par le cou ou la taille pour vous rappeler qu’ils vous aiment fort. Et puis il y avait ces premiers… le premier baiser après quelques échanges nerveux, la première fois que l’on touche sa peau, le premier câlin devant un film et la première douche ensemble.
« avant, on se touchait tout le temps, pour se dire bonjour, au revoir, félicitations, pour vérifier si ce pull est aussi doux qu’il en a l’air, pour s’assurer que ce kiwi n’est pas trop dur chez le primeur. Je touchais mes amis, ma famille, on chahutait en se chatouillant »
Depuis, il y a mes vêtements, mes draps, le tissu de mon canapé, les lattes de mon parquet, le carrelage de ma salle de bain et l’élastique du masque à bien placer derrière les oreilles. Mais ce que je touche n’a pas d’odeur, ne fait pas de bruit, n’a pas le goût de la passion. Je reconnais toujours ce que je touche, même en fermant les yeux, car mon corps est le seul que je sente sous mes doigts.
6 semaines, 8 semaines, quelques mois enfermés, puis l’après, où nous resterons à distance, chacun chez soi la plupart du temps. Mes sens vivront quelques sursauts de vie, mais je sais que ce ne sera plus comme avant. Alors j’essaye d’aiguiser mon 6ème sens, pour deviner quand nous pourrons boire des verres de mauvais rosé à la terrasse de notre bar fétiche, en riant, en fumant, en se pinçant et se prenant dans les bras.
Mon 6ème sens n’est pas très affuté, et encore moins fiable, mais il est actuellement mon préféré car c’est le seul qui me permette de me projeter dans un après, quel qu’il soit.
Emmanuelle Flahaut-Franc est Directrice of Global Communication chez Iris Capital