Michaël Dandrieux, Sociologue et cofondateur d’Eranos intervenait cette semaine en direct de l’USI.
Son sujet : “l’entreprise est-elle une maladie pour la planète ?”
A cette occasion, il a répondu aux questions de Umanz :
Umanz : Quelles grandes discontinuités voyez vous dans la société ?
Michaël Dandrieux : La grande discontinuité macro que nous vivons actuellement c’est la zone de haute pression imaginaire, une expression de Gilbert Durand. Cette haute pression s’exerce contre un certain jeu de valeurs issu de la modernité européenne. Ces valeurs prennent leur source dans le récit lié à la domination de l’homme sur la nature et sur lui-même et il a donné lieu au progrès industriel tel que nous le connaissions nourri de machinisme et d’extraction.
Or ce jeu de valeurs et les promesses des récits techno et extractifs sont entrés en tension, je dirai même en guerre contre le récit, bien réel celui-ci, des limites planétaires. Ce qu’il faut comprendre c’est que l’Imaginaire est tributaire du monde en cours. Et c’est comme si aujourd’hui le futur n’avait plus court, un peu comme une devise.
A la place de ce récit falsifié du futur se construit un deuxième imaginaire. Il se fonde lui sur le présent, la qualité d’être, d’être là dans la fascination du moment et dans la participation à notre époque plutôt que la domination, dans la collaboration (le “co-tout” : coopération, co-responsabilité, co-living) et il se réalise dans les petites choses comme la famille, l’éducation et le travail.
Ce clash d’imaginaire rejaillit sur les organisations humaines privées que sont les entreprises où nous assistons à la sortie précipitée d’un modèle Friedmanien véhiculé depuis 60 ans qui cède la place à un nouveau narratif, on pourrait dire régénératif.
Umanz : Quelle est “la chose saillante” aujourd’hui ?
Michaël Dandrieux : On assiste à une vraie modification du savoir qui impacte les récits et les évidences. Le film Chronique d’un été” de Jean Rouch et Edgar Morin racontait dans les années 60 une certaine vision métro-boulot-dodo. Il reflétait un monde du travail avec une séparation nette des sphères privée et professionnelle. On y voyait l’évidence de la vie salariée au travail où la vraie vie était considérée comme marginale.
Or aujourd’hui, accéléré par les transformations du travail lié au Covid, nous assistons à une compénétration du monde de l’entreprise par la vie privée et la société civile. La demande est claire : “ La personne que je suis, la personne civile, la personne privée doit être en continuité avec ma personne publique, je ne veux plus d’un travail mécanique où je ne me réalise pas.
L’arbitrage public-privé n’est plus acceptable.
Umanz : Quel est l’impact pour l’entreprise ?
Michaël Dandrieux : L’entreprise qui se contentait dans les années 80 de fournir le meilleur soda ou de faire tenir les cheveux avec le meilleur spray fait désormais face à deux demandes puissantes.
D’un côté je veux que le travail me réalise pleinement, qu’il ait du sens. De l’autre nous – la société civile- tenons l’entreprise responsable de la 6ème extinction de masse, du dérèglement climatique, de la hausse des coûts, de la perte du pouvoir d’achat et de la polarisation de la société.
L’exigence a fortement augmenté. Nous cherchons des “acteurs de résolutions” et la société civile entre désormais en force comme actionnaire de l’entreprise. Elle se pose comme partie prenante en demandant des comptes sur ses pratiques extractives. Sur les matières premières qu’elle travaille que ce soit le silice, la graine de moutarde, le millet ou le minerai attentionnel.
Et la charge est puissante : “ tout ce que tu viens extraire chez moi occasionne une incapacité à me renouveler.”
L’entreprise d’aujourd’hui doit ainsi comme l’explique Colin Mayer : “résoudre ses problèmes de société de manière profitable, tout en s’assurant de ne pas profiter de la création de nouveaux problèmes. »
Cette forte demande touche le monde de l’entreprise à tous les niveaux ; talents, clients, partenaires, investisseurs. Elle se capillarise et touche désormais les structures légales ( Entreprise à mission) les certifications (Les Bcorp) et l’éducation (apprentissage du vivant, circularité, permaculture).
Umanz : Que peut faire l’entreprise ?
Michaël Dandrieux : L’entreprise peut retrouver la vocation de bien commun, celui des Societas Publicanorum de la République Romaine qui veillaient à l’harmonie de la cité. C’est à elle de se demander quel est le bénéfice sociétal de livrer des courses en 10 minutes, de parsemer la ville de Dark Stores, de s’interroger sur les externalités négatives qu’elle crée. C’est à elle de se demander : “est-ce que tu participes à la vie bonne ?”, “est-ce que je peux rejeter cette perte d’attention dans la société civile.”
La période Friedmanienne a généré ce gigantesque désencastrement des entreprises de la réalité dans laquelle elles opéraient. Il y a eu aussi ce récit possibiliste poussé par la côte ouest des Etats-Unis selon lequel tout ce qui peut être fait sera fait, donc il vaut mieux que je le fasse moi avant les autres. Qu’on pouvait assécher un territoire et que ce n’était pas grave car on ne serait plus là pour en subir les conséquences. Qu’on pouvait générer des pertes et les rejeter dans la société. Mais ce récit s’écroule. Ce n’était au final qu’une suspension pendant laquelle les entreprises ont cru pouvoir s’affranchir de la société. Mais il n’y a rien de pire que d’être un mauvais contemporain.
L’entreprise est aujourd’hui obligée de s’interroger différemment sur les fins et les moyens : ‘Si la fin justifie les moyens, qu’est-ce qui justifie la fin ?
Une autre manière de faire l’entreprise est possible, et déjà en train de prendre place. La vision courte et l’illusion dans laquelle nous avons vécu n’est pas une fatalité. L’Entreprise est désormais sommée par la société d’agir sur les conditions dans lesquelles elle opère. Et elle possède d’immenses forces transformatrices ! Cela implique que chaque entreprise se demande dans quelle mesure son œuvre permet à tout à chacun d’habiter le monde. In fine, c’est une bonne nouvelle car l’entreprise est appelée à cette grande aventure humaine qu’est la résolution de l’anthropocène et elle peut de nouveau réaliser sa place dans l’époque.
Il nous reste entre les mains cette question de Paul Valery : “savoir si l’esprit humain pourra surmonter ce que l’esprit humain a fait”.