Ghislain Deslandes, philosophe, professeur à ESCP Business School et directeur scientifique du MS Médias aime les pas de côté. Dans son nouveau livre de livres : À propos du management et d’un problème plus général il convoque écrivains, philosophes, chercheurs mais aussi Games of Thrones pour sonder les dérives des modes managériales : calculocratie, brutalité randienne, siliconisation simpliste et hystérie du scale.
Lui préfère parler d’imagination, de vulnérabilité, de confiance, d’autonomie et d’esprit critique. En un mot de sens.
Il a accepté de répondre aux questions de Umanz.
Umanz- De quoi souffrent les managers et le management aujourd’hui ?
Ghislain Deslandes : C’est bien la première des questions à poser en management aujourd’hui, ce qui ne signifie nullement qu’il soit facile d’y répondre. S’il fallait répliquer d’une phrase, je dirais qu’il s’agit d’un sentiment partagé par de nombreux managers aujourd’hui qui ne se sentent plus capables d’influer sur le cours des choses. Les causes de cet état de fait sont nombreuses et constituent la trame de la première partie de mon dernier ouvrage : la gouvernance par les nombres, la stupidité fonctionnelle, le dataïsme ou la cheapisation sont quelques exemples des sources profondes, et contemporaines, de cette souffrance que vous évoquez. Tout cela sur fond de crise de légitimité des managers. Car le XXIème siècle ne sera pas le « siècle des chefs » (cf. le livre de 2013 d’Yves Cohen), contrairement au précédent. Le « reverse monitoring » et la suspicion générale à l’égard d’un management directif de la part de la Génération Y sont passés par là.
Umanz- Comment résister aux injonctions simplistes et aux modes de management de plus en plus éphémères ?
Ghislain Deslandes : Commencer peut-être par ne pas prendre les « modes de management » trop au sérieux. Et remplacer, comme le suggère le philosophe Pascal Chabot, le progrès « utile » – des livres de management par exemple – par un progrès « subtil », que l’on trouve parfois ailleurs, dans les livres d’anthropologie, de sociologie ou de philosophie. Subtil est à prendre ici au sens du latin « sub-tela » que Chabot emprunte aux femmes tisserandes pour évoquer finalement ce qui sous-tend nos liens sociaux, sans quoi rien dans nos sociétés, y compris dans nos organisations, ne tient. Or les livres rassemblés dans « A propos du management et d’un problème plus général » permettent d’ouvrir des perspectives dans cette direction : il s’agit non pas d’un livre pour dire le tout du management, mais d’une centaine de diagnostics singuliers, commentés ici, appartenant à de multiples approches pour tenter de remettre le management au cœur de la Cité, de remettre l’oikos au coeur de la polis, le « business » au cœur de la société. D’où il n’aurait en fait jamais dû s’échapper.
Umanz- Comment manager quand l’algorithme est ton boss ?
Ghislain Deslandes : Bonne question, et préoccupante en effet. Car si la gouvernance algorithmique, qui semble tant enthousiasmer les plus optimistes d’entre nous, devient la norme, alors les fonctions de contrôle, de décision et de prévision échapperont alors à celles et ceux qu’on appelle encore aujourd’hui « managers ». Que leur restera-t-il ? A mon sens l’essentiel, et aussi le plus compliqué à faire valoir, à savoir ce qui est de l’ordre du désir et de la motivation. Problème qui se pose déjà : aujourd’hui la majorité des salariés ne veulent pas manager (je cite au début d’ouvrage une enquête publiée dans Les Echos qui met cela en évidence). Comment retrouver l’envie ? Ni les chiffres, ni les objets, ni les images, ni les discours ne semblent y parvenir. Mais il nous reste la possibilité d’enrichir les rapports humains et les savoir-vivre en commun. C’est du côté en effet de la qualité des rapports humains, en tant que lieu d’expression de la subjectivité, que subsiste la résistance au formatage des sentiments à laquelle nous invite les automatismes de la gouvernance algorithmique.
Umanz- Mais comment soutenir cet effort de socialisation que vous proposez ?
Ghislain Deslandes : Dans le livre j’évoque, côté management, plusieurs manières d’y parvenir. La première serait de se souvenir que le mot management vient du latin « manus » qui veut dire main, et qu’il y a là une invitation à faire preuve de tact dans les relations humaines. Le savoir vivre ensemble suppose de la retenue, de la subtilité, de l’esprit de « finesse » comme dirait le philosophe Blaise Pascal. La seconde a un rapport avec ce que les Grecs appelaient le metron c’est-à-dire une capacité de jugement et une quête d’harmonie, éléments qui échappent totalement à l’intelligence computationnelle. Le metron c’est le maintien d’un souci pour la vie bonne, une manière de renouer avec le souci de la bonne proportion et d’un regard critique et équilibré, notamment à l’égard des chiffres – dont l’importance n’est pas ici remise en cause -, mais dont l’interprétation mérite parfois un usage plus éclairé, et plus humain, au sens du « ne quid nimis » (« Ne pas en faire trop ») stoïcien et augustinien. En troisième lieu, je dirai que dans un environnement un peu sinistré sur le plan du moral, la crise sanitaire ayant accentué cette impression générale, peut-être serait-il temps de renouer avec une certaine idée du « jeu » au travail. Cette possible ludicisation des relations de travail reste sans doute à inventer, mais elle constitue un horizon intéressant pour celles et ceux qui se souviennent que pour Adam Smith lui-même, l’économie demeure à chaque fois un immense théâtre dans lequel la société se raconte des histoires sur elle-même.
Umanz- Comment manager à l’ère de la distance ?
Ghislain Deslandes : Voilà une question que nous n’avons pas fini de nous poser mais à laquelle la COVID 19 confère une urgence particulière. Manager à distance revient à mon sens à reposer autrement la question de savoir ce que nous entendons par le terme de respect (voir à ce sujet le papier proposé sur The Conversation [1]) , notion-clé qui pose les conditions d’une éthique de la « bonne distance » au travail. Or le verbe « respecter » annonce à la fois une éthique minimum, celle de la distanciation sociale et du port du masque, aujourd’hui obligatoires, mais signifie aussi « tenir en respect », au sens de tenir distant de soi, le plus loin possible, dans une forme institutionnalisée d’éloignement.
Travailler à distance nécessitera de se demander ce que « nous » signifie vraiment, entre respect des règles de distanciation en vigueur et aspiration à collaborer néanmoins dans le respect des identités et des désirs de chacune et de chacun. Je parie que plus nous nous approchons de cet « ère de la distance », plus le management apparaitra sous les traits d’un savoir-faire avec les différences.
Biographie de Ghislain Deslandes :
Ghislain Deslandes, est professeur à ESCP Business School et directeur scientifique du MS Médias. Ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie (Ciph), ses enseignements et ses recherches portent sur la communication, le management et la philosophie. Ses plus récentes recherches ont été publiées dans Journal of Business Ethics, Organization et Organization Studies.
1970 Naissance à Angers
1994 Directeur associé de CoPlaNet (Groupe Fi Sytem)
1997 Directeur scientifique MS Médias à ESCP Business School
2000 Doctorat de philosophie (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
2003 Président de Worldex Media
2007 Cède le contrôle de Worldex Media
2011 ITP, Kellogg School of Management (Northwestern University)
2012 Habilitation à diriger des recherches en science de gestion (Université Paris Dauphine)
2013 Directeur de programme au Collège International de Philosophie
2014 Essai sur les données philosophiques du management (PUF). Prix Fnege/EFMD du meilleur essai.
2015 Créé le cours « Humanités et management » à ESCP Business School
2016 Critique de la condition managériale (PUF)
2017 Membre du conseil d’administration de la Société des Amis de Port-Royal
2018 Antiphilosophie du christianisme (Editions Ovadia).
2019 Obtient le premier “ESCP Research award”
2020 A propos du management et d’un problème plus général (PUF)
[1] https://theconversation.com/penser-lapres-le-respect-vertu-cardinale-du-monde-post-crise-138860.