WEIRD as a Service  - Umanz

WEIRD as a Service 

Des NFT de parfums digitaux, un DogeCoin à 40 milliards de dollars, des spéculations boursières inédites où le bizarre n’est plus redouté mais leveragé… L’exubérance irrationnelle évoquée par Greenspan dans les 90’s semble désormais être passée aux stéroïdes, voire carrément au crack : Anil Dash rapportait récemment que l’Apps la plus vendue sur sa plateforme était une Apps destinée à bloquer les vendeurs fous de NFT. Mais que se passe-t-il? 

L’ultra weird est-il devenu le plus grand marché post-pandémique ?

À force de vivre dans un monde pandémique qui s’apparente de plus en plus à une mauvaise série Z, il était logique que le WEIRD explose. Il ne se passe pas une semaine sans que le Bizarre “at scale” n’envahisse nos multiples écrans et nos vies empêchées. Il y a quelques mois, dans un entretien pour le magazine en ligne CTRLZ Mag Sébastien Liébus, co-fondateur du média satirique Le Gorafi confiait déjà :

“Depuis 2020, on a l’impression que le monde est devenu un Gorafi géant (…) On est dans une course avec la réalité pour réussir à poser des nouveaux jalons de territoire de satire, parce que ceux qu’on utilisait sont occupés désormais pour la réalité.” 

Certes, il y eut des signes avant-coureurs parfois déconcertants : les jeans asymétriques, le monopoly tricheur et l’excentricité explosive de Maria Pasenau, le canard mona lisa absurdus, les bouquets de fleurs fanées pour déclarer son non-amour, les diamants de synthèse fabriqués à partir des cendres d’un cher et tendre défunt ou encore les pommes de terre à son effigie. 

On sentait que la société n’attendait que le COVID pour se décaler… Mais depuis quelques mois, l’inflation du Super Weird semble être hors de contrôle. Si vous n’êtes pas convaincus, jugez plutôt. En quelques mois nous avons eu droit à une inflation d’étrangetés (attention, ceci n’est pas une parodie) :

Pour faire court, en 2021, le chapelier fou d’Alice a pris le contrôle du monde. Il bat la mesure et imprime du WEIRD en série sans se soucier d’une quelconque logique. Dont acte. 

La revanche des Punks de l’intérieur

Les historiens nous avaient pourtant prévenus, les grandes périodes de pandémies décalent les conventions. Au Moyen-Age déjà, la mode des poulaines, ces étranges chausses pointues, avait suivi de violents et mortels épisodes de peste. Coïncidences ? Pas exactement. 

“Les Poulaines se distinguent d’autant plus que la mode médiévale était souvent régie par des lignes épurées et un minimalisme chaste et pratique, explique Rebecca Shawcross, experte en histoire de la mode. (Les Poulaines marquent également une rare période de l’histoire où la mode masculine surpasse celle des femmes en termes de froufrous, selon Jackie Keily conservatrice au London Museum). La meilleure explication de cette flamboyance déroutante est peut-être que les chaussures sont apparues peu après que la peste noire ait tué 30 à 60 % de la population européenne. « C’était peut-être une réaction à une sorte d’austérité », explique Jackie Keily. « La peste a laissé un paysage avec beaucoup de gens qui avaient perdu des membres de leur famille proche, une génération de deuil. Tout à coup, il y avait moins de gens qui avaient plus d’argent à dépenser en vêtements. » Les poulaines ont donc pu être une sorte de thérapie commerciale pour faire face à la disparition surprise de 25 millions de personnes. Keily fait référence à d’autres tendances de la mode qui ont suivi des pertes de vies massives, comme les modèles ostentatoires qui ont émergé dans les années 1950 et 1960, après la Seconde Guerre mondiale.

En 2021, nous en sommes là. L’extérieur étant contraint et blafard, l’excentricité intérieure gagne du terrain. Comme nous le rappelait Douglas Rushkoff, essayiste imprégné de la culture cyberpunk : les Punks de l’intérieur ont repris la main, et surtout, ils prennent leur revanche sur les algorithmes.

“Dans un collège où les likes sur les réseaux sociaux sont la mesure de la popularité, le trouble-fête est l’enfant qui supprime l’application ou choisit de ne pas posséder de téléphone du tout. Le trouble-fête prend des mesures qui n’ont aucun sens dans la logique du jeu. Un tel comportement anormal défie les conventions, brise la conspiration de la conformité et fait échouer les algorithmes. Les I.A. et autres agents du contrôle social ne peuvent pas suivre ce qu’ils ne peuvent pas catégoriser. La bizarrerie est un pouvoir, qui dissout les faux binaires et célèbre le spectre complet des possibilités. L’excentricité ouvre la zone grise où les mutations se développent, et où les innovations naissent.”

Un espace de liberté, en somme, peut-être le seul. 

C’est aussi ce que nous rappelait Judith Zackson, Psychologue, sur CNN en janvier dernier. 

« Les personnes excentriques voient les défis et les solutions sous des angles inattendus, et leur pensée bizarre leur permet de trouver des solutions innovantes et imaginatives[…] En choisissant de marcher à votre propre rythme, vous pouvez accéder à votre créativité, votre curiosité, votre bonheur et faire une différence dans le monde. »

En ce sens, le WEIRDO est aussi un maître en résilience et en instinct de survie. 

Et si l’indice était dans le “non-sens”

Pas si fou, le weirdo. Et même peut-être précurseur. Avant de balayer l’excentricité sous le tapis d’une époque désespérée, il utile de se demander si ce WEIRD ne recèlerait pas une profonde leçon de marketing. Si ce WEIRD at scale n’était pas le signe annonciateur de la sortie de l’ère Airspace ou de l’esthétique lisse de l’ère Instagram ?

Quand le non-sens surgit, c’est là que le regard doit se faire plus aigu, et c’est précisément  la leçon du célèbre investisseur de Hedge Fund, Adam Robison :

« L’une des clés dans l’investissement est d’être attentif lorsque vous entendez une voix dans votre tête qui dit que cela n’a pas de sens. C’est là que se trouve la mine d’or – les choses qui n’ont pas de sens. […] Lorsque le monde fait le contraire de ce que vous pensez qu’il va faire, ce n’est pas le monde qui a tort. C’est vous. Les choses qui n’ont pas de sens sont vos meilleures opportunités d’apprentissage.”

In fine, puisque nous ne pouvons plus vivre dehors, puisque nous ne pouvons plus nous  agripper à la normalité, soyons bizarres et rallumons notre excentricité intérieure. Le weirdo intérieur est un équilibriste au bord de l’abîme qui trouve son chemin quand tout est empêché.

En d’autres termes : contraints à la distance et enfermés, nous ruons dans nos propres brancards. 

Et c’est là la dernière leçon du WEIRD : l’excentricité extérieure est un acte de résistance. Un miroir survolté face à l’absurdité du monde. Une révolte puissante contre les sourds assauts du désespoir d’une situation engluée. 

Ce détachement burlesque n’est que la tentative désespérée d’un déséquilibre intérieur, pour contrebalancer le déséquilibre extérieur. Des cocons dont nous brûlons de sortir, nous n’avons que cela à opposer au monde, mais nous peaufinons nos ailes. Coincé entre quatre murs, Sisyphe a dû sculpter sa pierre. L’explosion de créativité post-covid sera flamboyante. Car l’excentricité intérieure n’a qu’une vocation : se redéployer. 

 

WEIRD$ is the new black

Quid de la dimension business dans tout cela ? Certains profils ont bien évidemment su marquer notre époque contemporaine en créant des sociétés lucratives, et surtout en rupture, qui réinventent complètement le monde dans lequel nous vivons. Nous parlons bien sûr de personnalités emblématiques comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou encore Jack Dorsey, qui sont connus pour être très excentriques avec des idées qui semblaient vraiment bizarres au début, avant de faire consensus. Leurs points communs ? Ils sont chacun anticonformistes, créatifs, idéalistes, extrêmement curieux, très portés par la notion de dépassement de soi et de sens dans leur vie. Weirdos ? Sans aucun doute. 

Leurs interviews personnelles sont tout aussi fascinantes, voire irréelles quand on y prête attention. L’on apprend tantôt que le fondateur de Facebook possède une chèvre de compagnie baptisée Bitcoin, qu’Elon Musk a affublé son 6ème fils du sigle X Æ A-12 comme prénom, tandis que  Jack Dorsey est proclamé par les médias comme le coach de vie le plus bizarre d’internet en raison de son ascétisme qu’il pousse à l’extrême (méditation, saunas infrarouge, jeûnes, etc.) les anecdotes farfelues ne manquent pas. Que l’on aime ou l’on n’aime pas, dans tous les cas, cela ne laisse pas de marbre. Cela surprend, cela fascine et nous transporte dans une autre galaxie. 

Mais tout ceci n’est que la pointe de l’iceberg, que les prémisses d’un mouvement qui va crescendo. Nous sommes convaincus que la donne est en train de changer et que nous nous apprêtons à rentrer dans une ère exacerbée d’excentricité. Une commoditisation qui permettrait d’émerger dans notre économie complexe de l’attention. Bref, du Weird-at-scale à n’en plus finir. 

Le business de niche a trouvé son terrain de jeu

Expliquons-nous : la révolution média, notamment celle induite par internet et les réseaux sociaux, a permis de faire émerger ces profils et leurs niches. En somme, plus de visibilité. Certains, grâce à cette exposition médiatique ont su fédérer des communautés (voire des cultes !) importants autour de leur personne. La prochaine accélération du phénomène se passe aujourd’hui et dans les prochains mois avec la démocratisation, et la professionnalisation de ce qu’on appelle la “Creator Economy”. Grâce aux outils low-code et autres outils dédiés, ces créateurs atypiques vont pouvoir facilement industrialiser et scaler leur business. Si par le passé le financement pouvait être problématique, aujourd’hui tout ne joue pas à convaincre quelques fonds d’investissements, au contraire, les communautés peuvent désormais soutenir et financer ces profils atypiques en qui ils croient. C’est un changement de paradigme de taille. Notre modèle de société est en train de muter des institutions aux sociétés… à l’individu. Et dans cette révolution majeure, de nouveaux modèles de financement de persona a persona vont bouleverser nos schémas.

Mike Erre, par exemple, est un créateur sur Patreon qui génère près de $2.000 tous les mois via sa communauté grâce à son podcast qui “interprète Jésus dans les temps modernes.” Une somme qui peut paraître dérisoire face aux +$80.000 engrangés chaque mois par un autre podcast, celui de “Last Podcast on the left” une comédie des sujets morbides et macabres. Vous avez également les serial weirdo-entrepreneurs, comme Danielle Baskin qui a notamment fondé Maskalike, un service qui imprime votre propre visage de façon réaliste sur votre masque. 

Elle nous a confié lors d’un call sur Dialup – son application audio basée sur la sérendipité pour connecter aléatoirement les utilisateurs – avoir reçu plus de 6000 commandes en moins de 6 mois. Autre business atypique qu’elle a lancé, c’est Branded Fruit, une entreprise qui imprime des logos de marques sur des avocats ou des clémentines. Un “side-project” qui met du beurre dans les épinards puisqu’elle a généré 120K de recettes en un an. Un dernier pour la route ? Son service “Decruiter”. Le pitch ? Contrairement à un recruteur, qui peut vous aider à être embauché, le “décruteur” vous aide à quitter votre emploi. Vous avez dit bizarre ? Et pourtant, selon elle, il existe un marché. Alors qu’elle n’a fait aucune grande communication dessus – faute de temps et de multiples projets en parallèle  – elle a déjà coaché une quarantaine de personnes grâce au bouche-à-oreilles. 

Il faut dire que l’accélération technologique est telle que la dynamique du WEIRD s’intensifie jour après jour. En effet, les innovations donnent naissance, dans un tempo très rapide, à de nouveaux services, de nouveaux usages. Et comme les gens n’ont strictement aucune idée de ce qu’il faut faire, que le manuel d’instruction se construit en temps réel sur les réseaux sociaux, à coup de test and learn, sans contrainte, sans limite, forcément, ça laisse libre champ aux imaginations les plus farfelues. Le cas des NFT, ces biens non fongibles, en est une parfaite illustration. Pour une revue ludique des exemples les plus farfelus, comme le papier toilette NFT, c’est par ici

Vous l’aurez compris : si en 1968 la France s’ennuie, en 2021 le monde devient complètement barré, franchement bizarre… Mais pas forcément moins intéressant. Et c’est tant mieux, car si nous aspirons tous à plus de normalité, nous avons également soif de nouveautés et du fameux monde dit “de l’après”. La grande question à ce jour (teintée d’un peu de crainte et de beaucoup de curiosité) restant : qu’est-ce qui peut bien nous attendre encore dans les prochains mois ? Et peut-on seulement l’imaginer ? Rien n’est moins sûr ! 

Patrick Kervern et Marie Dollé