Comment le Story Telling a avalé le Héros ? - Umanz

Comment le Story Telling a avalé le Héros ?

Comment le Story Telling a avalé le Héros ?

 

 

Il est une question qui flirte avec l’impensé sociétal, un comportement si incrusté que nous avons oublié jusqu’à son existence. Il tient en une question vertigineuse  : “Pourquoi racontons-nous des histoires si différentes de la façon dont nous les vivons en réalité ?”

Pourquoi cette différence, cette dissonance entre le mythe du héros et notre propre vie ?

C’est la question posée par les essayistes Néerlandais Simon Gusman et Arjen Kleinherenbrink, c’est aussi une une exploration profonde que nous propose le génial YouTuber Tom Von der Linden dans Like Stories of Old.

La plupart d’entre nous connaissent le fameux monomythe de Joseph Campbell et sa célèbre Odyssée du Héros qui rythme les grand mythes et les grandes épopées de l’Odyssée à Star Wars en passant par la quête du Graal.

Elle suit un schéma éternel : Naissance du héros dans le monde ordinaire -> événement dramatique -> Appel de l’aventure -> Refus de l’aventure -> Rencontre du guide (Yoda, Merlin, Morpheus) -> Affrontement du dragon/du mal/de ses ombres -> Retour au foyer radicalement changé après une expérience enrichie (car maître du monde ordinaire et extraordinaire). 

 

 

C’est un schéma engrammé dans notre culture et un process transformatif intégré à nos propres vies.

Mais ce que démontre Tom van der Linden, c’est le changement fondamental qui affecte aujourd’hui notre vision du héros. 

Une perspective particulièrement intéressante en cette période de rupture narrative.

Elle explique pourquoi nos vies nous semblent si chaotiques et si différentes de l’épopée circulaire du héros. Et si insatisfaisantes…

Comment et pourquoi sommes nous sortis de ce schéma familier ?

Pour lui, la conception du héros a fondamentalement changé.

 

Le mythe “classique” de la destinée Cosmique

Le premier divorce des héros avec nos réalités tient au mythe de l’extraordinaire, la fameuse “destinée cosmique”. De par leur naissance mystérieuse les Luke/HarryPotter /Neo/Arthur/Aragorn/Diana sont “prédestinés”.

“Tu es un sorcier Harry”

Et, parce que les histoires sont toujours racontées après coup, ce story telling déterministe est aussi celui qui sera utilisé pour décrire la vie de personnes ordinaires propulsées rétrospectivement dans une destinée extraordinaire : Steve Jobs/ Ghandi/Freddy Mercury.

Dans le mythe de la destinée cosmique (et inévitable), “la fin est inclue dans le début.

Le check du réel  : l’Odyssée non héroïque

Dans un effort de  raccrocher les wagons de la réalité et mieux coller à l’époque, les nouveaux narratifs “non héroïques” tentent de rétablir les héros dans leur vie, tristement ordinaire. C’est le retour doux-amer de Frodon dans le Shire du Seigneur des Anneaux ou la désillusion poignante de Ryan Gosling dans Blade Runner 2049 qui se voit brutalement dérobé de sa “destinée cosmique.”

Mais que la destinée soit tragique ou héroïque. Il y a toujours un arc narratif. Une structure volontaire ou apposée par le spectateur. Un schéma qui donne raison à Hemingway quand il pensait que les gens continueraient à projeter du sens même sur des histoires aux éléments épars, même dans une destinée non-héroïque.

Tout se passe comme si une part de nous-mêmes désirait fondamentalement imposer une finalité dans toute vie, toute histoire.

Nos “Storifications” de la réalité

Ce schéma et ce parcours “obligatoire” de la réalité ont fini par imprégner nos vies et la façon dont nous racontons nos propres histoires. 

C’est à ce stade qu’il est utile de s’interroger sur nos narratifs. Puisque dans les fictions de nos enfances chaque élément de décor, chaque personnage, chaque scène est imprégnée de sens on comprend pourquoi nous essayons d’apposer cette propre grille narrative dans nos vies.

Mais quand nous racontons nos propres vies, toujours rétrospectivement : “nous fictionnalisons ce qui a été…” explique Tom van der Linden. Nous interprétons chaque élément comme pré-destiné à la base et l’imprégnons d’une aura d’inévitabilité

Mais…ce n’est pas ainsi que nous vivons. 

La vérité est que, dans la vie réelle on n’est pas dans le cinéma car nous vivons toujours nos vies en allant de l’avant sans interprétation rétrospective. Et pourtant…Pourtant nous voulons toujours faire de nos vies des aventures.

C’est là le vertige de la fictionnalisation. Nous voulons que nos vies soient excitantes, mémorables et qu’elles aient un sens. Et c’est pour cela que nous avons une tendance naturelle à les tourner en aventures cosmiques. Comme si chaque pas, chaque étape nous rapprochait d’une destinée plus grande.

Storify me ou l’impact sociétal du Story Telling

C’est comme cela que chaque produit, chaque publicité de déodorant ou de voiture essaye de nous vendre plus ou moins habilement cet “appel de l’aventure.”

C’est aussi l’injonction du Social Media qui nous intime de présenter nos vies comme des odyssées cinématiques de plus en plus indistinguables des histoires que nous voyons sur le grand écran.

Nous revendiquons le droit d’avoir des histoires excitantes. Des histoires remplies de sens donc éminemment “racontables.”

Mais que se passe t-il quand l’invitation à l’inattendu devient la norme attendue ? 

Et quand est-ce que le potentiel devient tout simplement de la pression sociale ?

De la pression de la vie héroïque à l’humanisation du héros

Comment en sommes-nous arrivés là ? Étudions la lente évolution du mythe du héros dans nos imaginaires.

1- Le héros mythologique

Les premiers héros étaient des créatures mythologiques, souvent semi-divines destinées à édifier les humains. Ils avaient une nature supra-humaine et une destinée étroite.

Ces premiers héros étaient dès le début toujours distincts des humains.

2- Le héros médiéval

La deuxième génération de héros, les héros médiévaux, eux, étaient des humains “non calibrés” pour l’aventure. Ils choisissaient de leur propre gré leur destinée dans le but de démontrer leurs vertus chevaleresques. Mais là encore il existait une certaine barrière entre ces héros et ceux qui se nourrissaient de leurs histoires.

3- L’aventurier ou héros “entrepreneurial”

Puis, après le 14ème siècle, vint l’ère des héros aventuriers, des découvreurs et des conquistadores, explorateurs de territoires exotiques certes mais humains et non divins (ni magiques).

Des héros “entrepreneuriaux” en quelques sorte, déjà plus accessibles pour le grand public.

4- Le héros picaresque ou le “hors-la-loi aimable”

Le XVIème siècle vit l’apparition du héros Picaresque ( Don Quichotte, Robin des Bois, Barbe Noire) souvent de basse extraction.

Ce sont des criminels sympathiques préfigurant le “Hors la Loi aimable” si souvent traduit à l’écran par Hollywood (Point Break, Ocean Eleven, Fast & Furious).

5- Le héros involontaire ou le héros-malgré-lui

Le développement final et la métamorphose finale vers le héros d’aujourd’hui est l’absence de volonté et de choix exercé par le nouveau héros contrairement aux figures narratives précédentes.

Elle est marquée par l’apparition au XVIIème siècle de l’aventure sans aventurier. Celle de Robinson Crusoé qui raconte une aventure malgré lui et un cheminement plus intérieur qu’extérieur.

Le héros devient psychologique. L’aventure devient une expérience. Elle peut arriver à n’importe qui, n’importe quand. La frontière devient intérieure. En bref, notre moi, nos émotions, nos vies deviennent des objets d’aventures. Le héros c’est vous, c’est nous. On peut enfin s’identifier.

Voilà comment, insidieusement, les différentes métamorphoses du héros mènent aux héros d’aujourd’hui et voilà pourquoi l’aventure est devenue un attendu.

Et que tout doit être une histoire, une “story”.

Le hic de cette forme ultime d’héroïsme, c’est qu’on a plus le choix…La vie DOIT être une aventure.

Si la vie est une aventure, n’oublie pas d’acheter ton équipement

Nous héritons donc de normes et de schémas inconscients sur la façon dont les choses doivent se dérouler. Et nous projetons désormais les structures sous-jacentes des histoires sur notre propre vie.

Qu’il s’agisse de notre vie amoureuse, de nos soirées, de nos voyages, cette injonction de l’épique vient alors teinter nos façons de nous montrer à l’extérieur.

Et c’est ainsi que la société de consommation nous vend sans cesse de nouveaux équipements complémentant ou venant scénariser, amplifier et documenter (les Go pros, les filtres Instagram) nos nouvelles aventures.

L’attendu d’aventure est un mécanisme bien rodé. Mais c’est une injonction d’insuffisance du quotidien, un appel au “toujours plus”. 

“Tu es l’élu, Robert”…La destinée Imaginaire

L’ultime itération (et peut être le piège le plus insidieux) est l’illusion d’exceptionnalité et le ferment d’insatisfaction que cet attendu, véritable template prédictif, provoque. 

A t-on besoin de simplifier la réalité selon des schémas qui répondent aux structures narratives ? s’interroge Tom van der Linden. Doit-on adhérer à ces fausses croyances scénaristiques nous faisant croire en une destinée “cosmique” et “prédéterminée”. Que tout est entre vos mains, que ce n’est qu’une question de persévérance ou de discipline…

Combien de gens rêvent d’être le prochain Steve Jobs ou poursuivent des rêves de Star à Hollywood ? S’est-on interrogé sur l’impact en termes de culpabilité et de santé mentale de ces micro-odyssées du héros devenues obligatoires ?

Et…Qui est un héros si tout le monde est un héros ?

Nous arrivons au paradoxe ultime de ces injonctions héroïques. Si je suis le héros du film que je joue ? Alors qui joue les autres rôles ? Qui sont les figurants, les méchants, pire les gens ordinaires ?

Les Stormtroopers ont-ils tous loupé leurs vies ? S’interroge Tom van der Linden.

Quel est le revers de la démocratisation de la vie héroïque ? 

Quel est le bénéfice de ces injonctions performatives si elles vous propulsent dans un monde ultra-compétitif où la fin justifie les moyens pour que vous deveniez le seul héros de votre propre aventure ?

Ou – question affolante– êtes-vous réellement le héros de votre vie ou simplement la victime de la vie héroïque d’un autre ?

Et…Est-ce que le prix de l’exceptionnalisme n’est pas de rendre les autres “non-héroïques” ?

Et qui sommes-nous sans storytelling ?

Et dès lors, peut-on avoir une identité sans histoires ? Et que pouvons-nous devenir sans ces histoires qui nous donnent espoir et cohérence ? Les histoires ne sont-elles pas, après tout, notre façon naturelle d’expérimenter le monde ?

La vérité c’est que toute expérience est, intrinsèquement, transformative. Toute expérience inhabituelle rend le futur un peu plus incertain et distend le temps ordinaire.

Mais, la vérité est que ce sont des choses que l’on ne  découvre qu’à la fin. Comme nous le rappelle Søren Kierkegaard :  “La vie doit être vécue en allant vers l’avant, mais elle ne peut être comprise qu’en regardant en arrière.”

Et c’est, in fine, le message ultime de Joseph Campbell, il y a l’événement et le sens que nous lui assignons. Nous vivons nos vies “au fur et à mesure” qu’elles se déroulent. Des vies où nous sommes, tour à tour, auteurs et sujets.

Mais la différence avec les histoires est aussi une différence de contour. Nos vies n’ont pas de “moments parfaits” comme dans les films, de “vaisseau mère” à détruire, de victoires définitives, d’ennemi facilement identifiable ou de climax amoureux…

En fait, la réalité n’est jamais aussi claire que dans les films.

Réfléchissez-y, combien de moments minuscules ne prennent sens que des dizaines d’années après.

Alors que nous reste-il ? La créativité insiste Tom Von Linden. La possibilité d’être chaque jour les auteurs de nos vies. Loin des normes et des schémas attendus des histoires et des narratifs classiques. C’est notre grande liberté. C’est là où l’effort devient véritablement héroïque. Et c’est là où les histoires viennent nous aider à rajouter intensité et beauté dans nos vies. 

C’est aussi ce qui crée des  liens.

C’est cette force de vie qui nous dit que tant qu’à créer notre propre sens, nous devons en créer autant que possible. 

Regardez le magnifique documentaire de Tom Von Linden : “Life is not a hero journey”