Nous sommes en 2050, un mot vaut mille images.
Oui je sais, il y a dans cette affirmation un peu de wishful thinking comme diraient mes amis anglais, un zeste d’hubris, un soupçon de vœu pieux. Une envie folle de prophétie auto-réalisatrice. Les plus British d’entre eux ajouteraient “it’s a little bit of a stretch”, un peu tiré par les cheveux. Mais rêvons un peu, allons contre l’histoire et l’aplatissement permanent. Créons un océan bleu poétique. Laissez-moi vous expliquer mon point de vue et, si vous y adhérez, parlons-en ensemble.
Je crois, j’espère et j’attends, à l’époque de l’image reine, un retour des mots et des phrases. Dans un monde excessivement visible, j’ai été heureux de voir qu’autour de moi, naissait toute une joyeuse bande de geeks des mots qui se reconnaissaient dans les phrases de presque. Une tribu un peu mystique et doucement folle qui croit que les idées nous précédent.
Qu’est-ce que les phrases de presque ? Des phrases vivantes, des phrases fertiles, des phrases à compléter, des phrases dont l’âme doit sentir la texture afin de les comprendre.
Des phrases pour gens longs. Des phrases hyperphysiques. Des phrases frictionnelles à dévoilement lent.
Des phrases qui vous font lever les yeux au ciel d’émotion reconnue. Des phrases comme celle de Christiane Singer:
“Quand je reçus dans les bras ce fils qui venait de naître, j’eus une révélation qui m’électrisa. Moi qui jusqu’alors avais cru à l’existence des « bébés », je cessai sur-le-champ d’y croire. Cette minuscule créature que je contemplais les yeux écarquillés était une personne à part entière, crissante d’histoire et de mémoire et qui, de ses yeux couverts de pruine, fouillait l’opacité du jour à la rencontre de quelqu’un.”
Ou comme ce mot de Nabokov à sa femme Véra : “Oui, j’ai besoin de toi, mon conte de fées. Car tu es la seule personne avec laquelle je puisse parler de la nuance d’un nuage, du chant d’une pensée, la seule à qui je peux dire qu’aujourd’hui, en partant travailler, j’ai regardé en face un grand tournesol et il m’a souri de toutes ses graines.”
Ou cette phrase totalement improbable mais si caparaçonnée de vrai de Tennessee Williams : “Nous sommes tous des enfants, dans une immense école maternelle, où nous essayons d’épeler le nom de Dieu avec des cubes marqués d’un alphabet qui ne convient pas !”
À l’heure de l’auto-complete et des mots GPT calculés et moyennés, je cherche à agripper des mots vivants. Des mots avec de la proof-of-human dedans.
Des mots comme “circunambulation” ou des mots gorgés de vie comme : “ fesse-matthieu” ou comme “rleh” (oui, vous avez bien lu).
Seuls les vivants pourront fournir des mots vivants. Quelle machine pourra un jour proclamer comme Bjork que “chanter c’est honorer l’oxygène” ? Quelle machine pourra trouver des filles qui font penser à une “fleur étrange munie d’antennes translucides et d’un cœur en skaï mauve” (Djian)
Ces derniers temps, la quête de mots non mécaniques, la quête de mots encore vivants m’amène sur le rivage des phrases un peu énigmatiques. Des phrases fertiles à compléter comme des joins-les points : “On n’est jamais autant lieu qu’enfant ?” écrira Pascal Quignard. Cette phrase qui palpite de vie on la comprendra à peine, ou à un niveau subconscient, puis un jour, par serendipité, on croisera cette phrase de Saint-Exupéry “Je suis de l’enfance comme d’un pays.” Puis, un jour elle viendra s’emboîter mystiquement dans celle-là : “l’enfance est une branche de la cartographie.” de Michael Chabon
On lira des mots à effet retard comme :
“Le remède à tout de l’eau et du sel : de la sueur, des pleurs ou la mer” de Karen Blixen
Ou tombera par hasard, ou sérendipité, sur un paragraphe comme celui-ci qui nous mettra la tête à l’envers :
“L’amour est une folie passagère, il entre en éruption comme un volcan et se calme ensuite. Et quand il se calme, il faut prendre une décision. Il faut voir si vos racines se sont emmêlées à tel point qu’il est inconcevable de vous séparer.
Parce que c’est ça, l’amour. L’amour, ce n’est pas la respiration coupée, ce n’est pas l’excitation, ce n’est pas l’échange de promesses d’une passion éternelle, ce n’est pas le désir de s’accoupler à chaque minute de la journée, ce n’est pas de rester éveillée la nuit en t’imaginant qu’il embrasse chaque recoin de ton corps.
Non, ne rougis pas, je te dis certaines vérités. Ça, c’est simplement être « amoureux », ce qui est à la portée du premier imbécile venu. L’amour vrai, c’est ce qui reste quand on a cessé d’être amoureux, et c’est à la fois un art et un heureux accident.”
Louis de Bernières, La Mandoline du Capitaine Corelli.
Hokusai disait, “chaque point et chaque trait que je peindrai seront vivants”. Or, un jour, on percevra d’abord intuitivement puis de plus en plus distinctement que les images d’aujourd’hui agglomèrent des pixels sans restituer les présences.
Alors on cherchera et on tombera par chance sur des mots qui crèvent la page, des mots qui crèvent l’écran.
Il faudra aller chercher loin ces mots qui déplacent, ces mots qui rappent et trouent le corps.
“Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne.” disait Colette, le problème aujourd’hui est que l’IA écrit comme tout le monde donc pour personne.
Alors oui je crois qu’il faudra créer de nouveaux mots pour dire le monde tel qu’il va, tel qu’il ne va plus, mais aussi tel qu’il pourrait aller.
Et un jour, un humain, un enfant peut-être, écrira des mots qui fendent le monde. D’étranges assemblées de mots entre d’épaisses tranches de silence.
Il écrira de meilleurs mots.
Et nous les reconnaîtrons.
Alors oui, ce jour-là on retrouvera le “secret des grandes combustions” d’Aimé Césaire et on “chevauchera la vie jusqu’au rire parfait” comme Bukowski.
Maria Popova dans la magnifique préface d’un livre du poète Irlandais David Whyte rappelait que les mots “ne nous appartiennent pas, car ils ne sont pas des figures statiques de la pensée que l’on peut posséder et échanger comme des artefacts. Ce sont des organismes vivants, élastiques et poreux, sauvages de sens, en constante évolution. Ils nous possèdent plus que nous ne les possédons.”
Alors oui, je crois qu’après les images vides débitées par Instagram comme de la saucisse au mètre. Après les platitudes moyennées du “slop” produit par l’AI pour nourrir le moloch de l’infinite scroll. Après l’avalanche de contenu insipide pour nourrir les machines que nous serons devenus…Un jour un mot (vrai) ou une phrase (de presque) vaudront mille images.
Et ce jour-là, peut-être, pourrons-nous alors créer de meilleures images.