À force d’avoir des bonnes notes, à force d’être la première, parfois la deuxième, rarement la troisième je ne bossais pas pour moi, je bossais pour me comparer à mes rivaux (souvent des rivales), c’est tout naturellement que l’un des géants du conseil m’a recruté à la sortie d’HEC.
Je connaissais déjà le système, surperformance intellectuelle dans la restitution de milliers de business cases ingurgités à haute dose, surperformance manuelle en tableaux croisés dynamiques et powerpoint, sans oublier une secret sauce de design. Juste assez pour rendre la data non pas comestible mais appétissante.
Chloé a gagné le match
J’étais championne en manipulation de symboles, je savais que les autres fauves de ce monde, les cadres dirigeants salariés ceux arrivés après la 5ème place à l’école tapissaient les marches de leur carrière de rapports McKinsey, Bain ou BCG achetés à grands frais pour s’annuler les uns les autres. Bref, tout roulait comme une présentation Keynote devant un board endormi.
Je ne pensais jamais créer, encore moins monter une startup, je pensais que le domaine du risque était réservé à celles ou ceux que je n’avais jamais calculés, ceux de la queue du classement, ceux à qui les profs remettaient leur copie d’un air las, lâchant parfois un “désespérant” toxique.
Co-vidad
Le Covid est venu ravager mes beaux rêves, la spécialité de ma practice était : les boîtes de tourisme et les compagnies d’aviation…La pression de mes boss s’est intensifiée. Au bout de quelques mois le marasme de mon secteur était devenu ma faute. Je n’était plus citée en exemple, la deuxième et la troisième de ma classe de grands lycées Parisiens affichaient une schadenfreude compatissante.
Après 4 mois pénibles dans une atmosphère de sacrifices intensément mimétiques, oui j’avais lu René Girard, j’étais à mon tour allongée sur l’autel des boucs émissaires. J’étais virée et mon univers s’effondrait.
Vae Victis…Les milieux Up or Out ont toujours adoré la violence cathartique.
La phrase d’une cousine DRH dans un grand groupe m’est revenue en pleine figure : « voilà ce qui arrive à une génération habituée à collecter des awards”.
Je n’étais plus la première de la classe, je n’étais même plus la dernière, j’étais rien. Quand vous sortez de cet univers aseptisé mais sanglant, il y a des regards qui ressemblent à des crachats. On m’avait coupé les deux jambes.
Synthèse de la satisfaction VS satisfaction de synthèse
J’ai du recommencer à Zéro, ravaler ma fierté, commencer à comprendre que je ne travaillais pas pour dégouter les deux rivales que je connaissais depuis le cm2, que je ne travaillais pas pour épater mes parents (merci au fait pour les : “combien a le premier Chloé ?”). Réaliser que la vie n’était pas une course au bureau d’angle et au 20% de salaires en plus YoY.
Et j’ai dû tout réapprendre, dans l’univers des startups, un échec (j’ai planté en six mois une boite comme CFO) et une semi-réussite plus tard, rien n’est gagné. J’ai appris à la dure que l’avenir n’était pas réservé aux manipulateurs de symboles, qu’il fallait parfois mettre la main à la pâte, prendre les frictions en pleine gueule, prendre des partenaires, des gens, des sujets, en pleine gueule (les joies du CHSCT). Ne pas se payer pendant 16 mois. Recommencer au SMIC.
Ça m’a pris presque 1 an. Un an à ne plus collectionner les regards de jalousie, les awards en mousse et les symboles extrinsèques statutaires : hochets des îles de Pinocchio corporate. Satisfactions synthétiques.
Tu n’es jamais Senior Partner de ta vie
Ça m’a pris un an pour comprendre que ta vraie vie commence quand tu réalises que ce n’est pas une slide à 3 bullet points.
«Dans un monde de fugitifs, ce sont ceux qui vont dans le sens opposé qui ont l’air de s’enfuir».
T.S Eliot
Chloé R.
(NDLR : pour des raisons de confidentialité, le nom a été changé)