Que l’intelligence artificielle et la robotisation s’immiscent de plus en plus dans notre quotidien, nul ne l’ignore. Mais il faudrait s’interroger sur les retombées de cette pénétration, qui entraîne de facto la remise en cause des « hard skills » – hier tant recherchées – au profit des « soft skills ». Ah les « soft skills » … le terme à la mode, qui fait fureur chez les DRH, les managers et les formateurs.
Parmi ces compétences comportementales si prisées, l’empathie, selon le Larousse, cette « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent » … et de lui apporter une réponse adaptée, tant qu’à faire. Importante, essentielle, l’empathie … sauf qu’elle semble prendre la pente descendante. La faute au déferlement technologique qui détruit le lien social plus qu’il ne le génère ? Voire au self numérique et sa culture du narcissisme ? Et si nous nuancions ?
Empathie en crise ?
Retour en arrière. 2016. Barack Obama déclare dans un discours qu’il importe « de voir le monde à travers les yeux de ceux qui sont différents de nous – l’enfant qui a faim, le sidérurgiste qui a été licencié, la famille qui a tout perdu dans une tempête. Quand vous pensez ainsi – quand vous faites preuve d’empathie avec la souffrance des autres, qu’ils soient des amis proches ou des étrangers au loin –, il devient plus difficile de ne pas aider ». Traduction : le monde serait tellement meilleur si nous étions capables de faire preuve de plus d’empathie ..
Un modèle « Yes We Can » primordial à l’heure où cette capacité à ressentir ses émotions et celles d’autrui tend a se raréfier… Pour preuve : une étude de l’Université du Michigan suggère que les étudiants d’aujourd’hui sont 40 % moins empathiques que leurs prédécesseurs il y a 30 ans. Un pourcentage encore plus inquiétant quand on le superpose avec le taux de narcissisme qui, lui, a augmenté de 58 %. Édifiant certes, mais peu surprenant, convenons-en, à l’heure du « Je selfie donc je suis ».
Auteur du livre à succès Contre-selfie: pourquoi les enfants empathiques réussissent dans notre monde individualiste, la psychologue Michele Borba explicite en partie le problème : « Les enfants sont tellement habitués à regarder vers le bas, au lieu de regarder vers le haut. On n’apprend pas l’empathie et la connexion face à face si on regarde en bas et qu’on envoie des SMS. » Elle poursuit : « C’est très difficile d’être empathique et de ressentir de l’empathie pour un autre être humain si on ne peut pas lire les émotions d’une autre personne. On n’apprend pas l’aptitude émotionnelle face à un écran. On n’apprend pas l’aptitude émotionnelle avec les émojis ».
D’autant que le modèle même d’internet est bâti à travers des moteurs de recherche, des agrégateurs de news et des médias sociaux eux-mêmes régis par des algorithmes. Et nous voici emprisonnés dans des bulles cognitives. A la clé : moins d’ouverture d’esprit, moins de connexions … forcément moins d’empathie. Navrant … mais ce n’est pas une fatalité pour autant.
Vive l’empathie artificielle ?
Alors que la crise de confiance est à son climax, on clame haut et fort que la technologie doit servir le bien commun – le fameux « tech for good ». Dans ce contexte, modéliser l’empathie humaine constitue un véritable défi auquel s’attellent des chercheurs qui s’inscrivent ainsi dans la continuité des travaux sur « l’informatique affective » de Rosalind Picard (MIT) ; cette dernière est connue pour avoir mis au point en 1995 le robot Kismet, capable de traiter certaines informations sociales et affectives.
Philippe Boyer, directeur de l’innovation, explique, dans un article pour La Tribune, que les ordinateurs peuvent de mieux en mieux capter nos humeurs, grâce notamment à des outils tels que les « smile trackers », des caméras intégrées qui scannent l’utilisateur, ou des programmes de reconnaissance des émotions via des algorithmes élaborés pour analyser les muscles de notre visage, nos réactions afin de déterminer un état émotionnel.
D’autres outils se démocratisent qui permettraient également de renforcer l’empathie chez les individus. Outre la réalité virtuelle (RV), on peut citer le cas des technologies haptiques qui permettent aux utilisateurs de concevoir, modeler et manipuler des objets dans un environnement virtuel avec un ressenti tactile et une perception kinesthésique. Un exemple parlant ? Celui de « Becoming Homeless » produit par Stanford, une expérience en RV qui nous place dans la position de quelqu’un qui a tout perdu (son emploi, son logement, etc.) et se retrouve à la rue.
L’objectif ? Saisir la complexité de la posture et la difficulté des choix appropriés pour survivre, bref se mettre à la place d’une personne qui subit réellement ce drame. Le protocole vise à enclencher la prise de conscience bien évidemment … ce qui constitue un premier pas décisif vers le changement. A l’issue de ce test grandeur nature, 82% des cobayes qui avaient vécu la RV ont signé une pétition pour la construction de logements sociaux, contre 67% des participants d’un autre groupe qui s’étaient contentés de lire un scénario.
Empathie socio-technique : un risque ?
Attention cependant, ne tirons pas de conclusions hâtives. Le chercheur en psychologie Paul Bloom, se montre méfiant : « s’ils engagent leurs publics, s’ils ont une valeur éducative, les dispositifs immersifs ne changent pas les gens pour autant ». Moralement neutre, toute technologie est un outil, elle dépend de l’intention de son utilisateur, que ce soit à des fins constructives et louables … ou destructrices et moralement condamnables. C’est là le hic, et il est de taille.
Journaliste et rédacteur en chef d’Internet Actu, Hubert Guillaud affine cette logique : « La technologie en nous invitant à éviter toute friction, à répondre immédiatement à la moindre de nos pulsions, ne nous invite pas à la sagesse. Pour y parvenir, il nous faut concevoir les technologies autrement. » Immédiateté, facilité, commodité … Vouloir aller vite, être fluide, effacer les obstacles, les accrocs … ce n’est pas une solution selon Guillaud, car c’est agir sans réfléchir, sans se transcender.
Pour opérer une transformation en profondeur, il importe de préserver les frictions qui vont nous ralentir certes … pour mieux nous amener à réfléchir, à douter, à inventer. Il s’agit de privilégier, plutôt que l’abondance confortable, la rareté des contraintes : « au lieu d’améliorer nos moyens d’exécution, elles créent un espace où nous pouvons nous demander pourquoi nous faisons ce que nous faisons (…) L’approbation réflexive consiste à comprendre comment nous échappons à l’instrumentalisation. »
Et derrière cette réflexion aux accents philosophiques, l’urgence de réinvestir la vérité du ressenti dans un espace temps plus vaste … celui de l’éducation ? Aujourd’hui les écoles danoises dispensent des cours d’empathie depuis la primaire jusqu’au lycée ; le Canada mise sur un stratégie semblable dans les petites classes ; la très parisienne faculté Pierre et Marie Curie multiplie les sessions de jeux de rôle destinés à booster l’empathie des futurs toubibs.
Professeur d’esthétique à l’université de Milan et auteur de L’Empathie. Histoire d’une idée de Platon au Posthumain,, Andreas Pinotti souligne, à juste titre, qu’« il y a une vraie renaissance de la réflexion autour de l’empathie ». Reste à savoir si IA, RV et autres applications digitales d’avant-garde monitoreront cette résurrection pour mieux la phagocyter et l’impacter, ou si l’homme saura contrôler ces outils si tentateurs pour préserver et cultiver à bon escient l’empathie qui détermine son rapport aux autres … et son humanité. Nous voici prévenus, à nous d’être vigilants.