« Il y a une loi écrite dans le plus obscur des livres de la vie, et c’est celle-ci : Si vous regardez une chose neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois, vous êtes parfaitement en sécurité ; si vous la regardez la millième fois, vous courez le danger effrayant de la voir pour la première fois. «
– G.K. Chesterton
Contrairement à ce qu’on avançait il y quelques années la capacité d’attention ne s’est pas réduite à celle d’un poisson rouge mais serait tombée aujourd’hui tout de même à 8.25 seconde en moyenne.
Sais-t-on encore observer ? Et quels sont les secrets de l’art de l’observation ?
Notre exploration attentive et minutieuse commence aujourd’hui par la fabuleuse anecdote de “Look at your fish” une histoire vraie sur un poisson qui n’est pas un poisson rouge.
Voici l’histoire telle que la raconte Samuel Hubbard Scudder :
“Look at your fish ou la fabuleuse histoire de l’hémulon”
“Il y a plus de quinze ans, je suis entré dans le laboratoire du professeur Agassiz et je lui ai dit que je m’étais inscrit en cours de science, en tant qu’étudiant en histoire naturelle. Il m’a posé quelques questions sur le but de ma venue, sur mes antécédents en général, sur la manière dont je me proposais d’utiliser plus tard les connaissances que je pourrais acquérir, et enfin, si je désirais étudier une branche particulière. À cette dernière question, j’ai répondu que, tout en souhaitant être bien préparé dans tous les départements de la zoologie, j’avais l’intention de me consacrer spécialement aux insectes.
« Quand veux-tu commencer ? » demanda-t-il.
« Maintenant », répondis-je.
Cela sembla lui plaire, et avec un énergique « Très bien », il sortit d’une étagère un énorme bocal de spécimens de poissons baignant dans de l’alcool jaune.
« Prends ce poisson, dit-il, et regarde-le ; nous l’appelons un hémulon ; bientôt, je te demanderai ce que tu as vu. »
Sur ce, il me quitta, mais revint un instant plus tard avec des instructions explicites quant au soin à apporter à l’objet qui m’était confié.
« Aucun homme n’est digne d’être naturaliste, dit-il, s’il ne sait pas comment prendre soin de ses spécimens. »
Je devais conserver le poisson devant moi sur un plateau d’étain, et humidifier de temps en temps la surface avec de l’alcool provenant du bocal, en prenant toujours soin de bien replacer le bouchon. Ce n’était pas l’époque des bouchons en verre poli et des bocaux d’exposition aux formes élégantes ; tous les anciens étudiants se souviendront des énormes bouteilles de verre sans col, avec leurs bouchons de liège tachés de cire, à moitié mangés par les insectes et souillés de poussière de cave.
L’entomologie était une science plus propre que l’ichtyologie, mais l’exemple du professeur, qui avait sans hésiter plongé au fond du bocal pour extraire le poisson, était contagieux ; et bien que cet alcool ait « une odeur très ancienne et poissonneuse », je n’osais vraiment pas montrer mon dégoût dans cette enceinte sacrée, et je traitais l’alcool comme s’il s’agissait d’eau pure.
Pourtant, j’eu comme un sentiment fugace de déception, car contempler un poisson ne convenait pas à un entomologiste passionné. Mes amis à la maison ont été tout aussi contrariés lorsqu’ils ont découvert qu’aucune eau de Cologne ne pouvait noyer le parfum qui me suivait comme une ombre.
En dix minutes, j’avais vu tout ce qu’on pouvait voir dans ce poisson, et je me mis à la recherche du professeur, qui avait entre temps quitté le musée ; et quand je revins, après m’être attardé sur certains des animaux bizarres entreposés à l’étage supérieur, mon spécimen était tout sec. J’ai versé du liquide sur le poisson comme pour ressusciter la bête après une crise d’évanouissement et j’ai cherché avec anxiété à lui faire retrouver son apparence normale et négligée.
Cette petite excitation passée, il ne restait plus qu’à reprendre un regard inébranlable sur mon compagnon muet. Une demi-heure s’est écoulée, une heure, une autre heure, le poisson commençait à avoir l’air répugnant. Je l’ai retourné, je l’ai regardé en face, c’était affreux ; par derrière, par dessous, par dessus, de côté, de trois quarts, c’était tout aussi affreux. J’étais au désespoir ; à une heure avancée, j’ai conclu qu’il était temps de déjeuner; aussi, avec un soulagement infini, le poisson a été soigneusement replacé dans le bocal, et pendant une heure j’ai été libre.
À mon retour, j’appris que le professeur Agassiz était passé au musée, mais qu’il était parti et ne reviendrait pas avant plusieurs heures. Mes camarades de classe étaient trop occupés pour être dérangés par une conversation continue. Lentement, j’ai sorti ce poisson hideux et, avec un sentiment de désespoir, je l’ai regardé à nouveau. Je ne pouvais pas utiliser de loupe ; les instruments de toutes sortes étaient interdits. J’avais mes deux mains, mes deux yeux et le poisson : le champ semblait des plus restreint.
J’ai enfoncé mon doigt dans sa bouche pour sentir combien ses dents étaient pointues. J’ai commencé à compter les écailles dans les différentes rangées jusqu’à ce que je sois convaincu que c’était absurde. Enfin, une heureuse idée me vint : je dessinais le poisson et, avec surprise, je commençais à découvrir de nouvelles caractéristiques de la créature. C’est alors que le professeur revint.
Un crayon est l’un des meilleurs yeux qui soient
« C’est vrai », dit-il, « un crayon est l’un des meilleurs yeux qui soient. Je suis heureux de constater, également, que tu gardes ton spécimen humidifié et ta bouteille bouchée. »
Sur ces paroles encourageantes, il ajouta : « Eh bien, comment est-il ? »
Il écouta attentivement ma brève énumération de la structure des parties dont les noms m’étaient encore inconnus ; les arcs branlants et l’opercule mobile ; les pores de la tête, les lèvres charnues et les yeux sans paupières ; la ligne latérale, les nageoires épineuses et la queue fourchue ; le corps comprimé et arqué.
Lorsque j’eus terminé, il attendit comme s’il en attendait plus, puis, ajouta d’un air déçu : « Tu n’as pas regardé très attentivement ; voila pourquoi, continua-t-il, plus sérieusement, tu n’as même pas vu l’une des caractéristiques les plus remarquables de l’animal, qui est aussi visible sous tes yeux que le poisson lui-même ; regarde encore, regarde encore ! et il me laissa à ma misère.
J’étais piqué au vif, j’étais mortifié. Encore ce malheureux poisson ! C’est alors que je m’attelais à ma tâche avec détermination et je découvrais une nouvelle chose après l’autre jusqu’à ce que je voie combien la critique du professeur était juste. L’après-midi passa rapidement, et quand, vers la fin, le professeur demanda :
« Est-ce que tu le vois à ce stade ? »
« Non, répondis-je, je suis certain que non, mais je vois à quel point que je le voyais peu auparavant. »
« C’est ce qu’il y a de mieux dans l’opération, dit-il sérieusement, mais je ne t’écouterai pas maintenant ; range ton poisson et rentre chez toi ; peut-être viendra tu avec une meilleure réponse demain matin. Je t’interrogerai avant que tu ne regardes le poisson. »
C’était déconcertant ; non seulement je devais penser à mon poisson toute la nuit, cherchant, sans avoir l’objet devant moi, ce que pouvait être cette caractéristique inconnue mais très visible ; mais encore, sans relire mes découvertes récentes, je devais en faire un compte rendu exact le lendemain. J’avais mauvaise mémoire ; aussi je rentrai chez moi par la rivière Charles, dans un état de distraction et doublement perplexe.
Le salut cordial du professeur le lendemain matin fut rassurant ; voilà un homme qui semblait aussi désireux que moi de voir à travers moi ce que lui avait vu.
« Vous voulez peut-être dire, commençai-je, que le poisson a des côtés symétriques avec des organes appariés ? »
Son « Bien sûr ! Bien sûr ! » tout à fait ravi, récompensa les heures de veille de la nuit précédente. Après qu’il eut discouru avec joie et enthousiasme – comme il le faisait toujours – sur l’importance de ce point, je me risquai à lui demander ce que je devais faire ensuite.
« Oh, regarde ton poisson ! » dit-il, et il me laissa à nouveau à mes propres moyens. Un peu plus d’une heure plus tard, il revint et entendit mon nouveau exposé.
« C’est bien, c’est bien ! » répéta-t-il ; « mais ce n’est pas tout ; continue » ; et ainsi, pendant trois longs jours, il plaça ce poisson devant mes yeux, m’interdisant de regarder autre chose, ou d’utiliser une quelconque aide artificielle. « Regarde, regarde, regarde » était son injonction récurrente.
“Une valeur que nous ne pouvions acheter et dont nous ne pouvions nous séparer”
Ce fut la meilleure leçon d’entomologie que j’aie jamais eue – une leçon dont l’influence s’est étendue en détail à toutes mes études ultérieures ; un héritage que le professeur m’a laissé, comme il l’a laissé à beaucoup d’autres, d’une valeur inestimable, que nous ne pouvions acheter, dont nous ne pouvions nous séparer.
Un an plus tard, certains d’entre nous s’amusaient à dessiner à la craie des bêtes bizarres sur le tableau noir du musée. Nous avons dessiné des poissons-étoiles sautillants, des grenouilles en duel mortel, des vers à tête d’hydre, des écrevisses majestueuses, debout sur leur queue, portant des parapluies, et des poissons grotesques aux bouches béantes et aux yeux fixes. Le professeur est entré peu après et a été aussi amusé que les autres par nos expériences. Il a regardé les poissons.
« Des hémulons, chacun d’entre eux », dit-il ; « S. les a dessinés ».
C’était vrai ; et jusqu’à ce jour, si je m’attaque à un poisson, je ne peux dessiner que des hémulons.
Le quatrième jour, un deuxième poisson du même groupe fut placé à côté du premier, et on me demanda de faire remarquer les ressemblances et les différences entre les deux ; un autre et un autre suivirent, jusqu’à ce que toute la famille se trouve devant moi, et qu’une légion entière de bocaux couvre la table et les étagères environnantes ; l’odeur était devenue un parfum plaisant ; et même maintenant, la vue d’un vieux bouchon de six pouces, rongé par les vers, me ramène ces souvenirs parfumés !
Tout le groupe des hémulons était ainsi passé en revue ; et, qu’il s’agisse de la dissection des organes internes, de la préparation et de l’examen de la structure des arrêtes, ou de la description des divers membres, l’entraînement d’Agassiz à la méthode d’observation factuelle et à leur restitution en bon ordre était toujours accompagné de l’exhortation pressante de ne pas s’en contenter.
« Les faits sont des choses stupides, disait-il, jusqu’à ce qu’ils soient mis en relation avec une loi générale. »
Au bout de huit mois, c’est presque à contrecœur que j’ai quitté ces amis pour me tourner vers les insectes ; mais ce que j’avais acquis par cette expérience extérieure a été d’une plus grande valeur que des années de recherches ultérieures dans mes spécialités favorites.
*Cette version de l’essai « Look at Your Fish ! » a été publiée à l’origine anonymement par “un ancien élève » « en hommage à Louis Agassiz, professeur à Harvard dans Every Saturday : A Journal of Choice Reading (4 avril 1874) et le Manhattan and De la Salle Monthly (juillet 1874) sous le titre « In the Laboratory With Agassiz ». Cet ancien élève était en fait Samuel H. Scudder, entomologiste de renommée mondiale.