«Je finis par penser que la brutalité, le calcul, l’esprit de lucre et le mépris affiché pour les choses de l’esprit (toutes qualités requises pour un investisseur digne de ce nom) étaient non seulement respectées en tous lieux, mais promus et encensés, et qu’on les regardait comme des atouts, comme des forces, comme les garants indispensables de la réussite, au point qu’il était devenu impossible de les moquer.
Les temps étaient vulgaires, me disais-je sur ce ton bégueule et grandiloquent de ceux qui se croient exempts du reproche qu’ils projettent sur d’autres.
La vieille courtoisie de la vieille Europe était morte, me disais-je, et cet argument me consolait infiniment, qui justifiait à lui seul toutes mes impuissances.
Si le tact était désormais tenu pour une faiblesse, si l’érudition passait pour une prétention, l’effacement de soi pour une infirmité et le savoir-vivre pour une entrave à jouir, alors il était logique que je me trouvasse dans ce merdier, me disais-je avec une complaisance écœurante, alors il était normal que je n’eusse pas ma place en ce monde, alors il était fatal que je fusse toujours décalée, à l’écart, inapte à me mêler, et solitaire, tel l’artiste.»
Lydie Salvayre, portrait de l’écrivain en animal domestique