L’humain, sans cesse, donne forme au réel, c’est-à-dire qu’il l’édite, qu’il fait un montage plus ou moins sensé et personnel à partir de la soupe disparate de l’être. Seulement, la société de consommation numériste, par son goût de la saturation et sa peur du vide perçu à tort comme identique au rien, tend à transformer ses sujets en spectateurs remastérisés, assujettis à un excès d’informations, le cerveau comprimé par d’incessants stimuli binaires, comme des oies que l’on gave, plutôt qu’assemblant activement des éléments hétérogènes et distincts pour tenter d’en faire un monde. Le cyberespace, si nous déléguons notre imaginaire au pur numérisme, deviendra effectivement un vaste amas d’appartements solitaires où chacun de nous se croira magicien parce qu’il sera entouré de machines habiles à « reproduire le réel » sans autre participation que celle d’appuyer sur une touche, à la façon d’un rat entraîné à se nourrir en actionnant une manivelle. En informatique, transformer une réalité en ordre binaire et codé se dit « discrétiser ». Et en effet, on peut dire que le risque du tout numérique est de rendre l’humain très discret…
Luis Miranda, L’Art d’être libres au temps des automates